La question du monastère serbe de Visoki Decani, protégé par une zone réservée de 800 hectares, continue d’alimenter les polémiques. Pourquoi des lieux de culte qui ont traversé un millénaire d’une histoire tourmentée ont-ils été détruits en 2004 ? Le quotidien albanais Express revient sur l’histoire des religions au Kosovo, en insistant sur la tradition des « gardiens » albanais du monastère de Decani.
Par Valon Syla
Auparavant, à l’église de Shën Premte, aussi connue sous le nom de Bogorodica Leviska, les Albanais et les Serbes priaient dans un espace conjoint avec des rites chrétiens semblables. Cette église avait été construite en 1010 à Prizren, sous le règne de Basile II, pour renforcer l’influence culturelle de Constantinople contre celle de Rome. Même si elle était destinée à être un lieu de culte, elle fut avant tout construite dans un but politique durant la période byzantine.
40 ans après la construction de cette église, en raison du conflit entre le pape de Rome et le patriarche de Constantinople, le christianisme se divisa en deux branches :occidentale, romaine et catholique, et grecque, orientale et traditionnelle (orthodoxe). Shën Premte ou Bogorodica Leviska, comme la nomme le Patriarche serbe, est le meilleur exemple qui illustre l’histoire et l’héritage culturel au Kosovo.
Elle a été souvent détruite et reconstruite au cours des 1000 dernières années. Construite comme byzantine et orthodoxe au XI siècle, elle se rangea du côté de Rome au XIIe siècle pour se rallier de nouveau à l’orthodoxie serbe lors de l’occupation de Prizren par le souverain serbe, Stefan Nemanja, aux XIe-XIIe siècle, quand elle fût endommagée et pillée.
L’arrivée des Turcs au XIVe siècle transforma l’église en mosquée : elle fut renommée Xhyma Xhami. La chute de l’empire du Bosphore renforça de nouveau les Serbes, qui réoccupèrent à nouveau l’église de Shën Premte. Celle-ci fut encore reconstruite au début du XXe siècle.
Un siècle plus tard, le 18 mars 2004, des émeutes explosèrent au Kosovo. L’église fût attaquée par les Albanais. Les fresques intérieures subirent des dommages considérables qui seront difficilement réparables. « Mon oeil est témoin de ta beauté », est la phrase d’un Turc qui avait reçu l’ordre du Pacha de détruire les fresques du Shën Premte au XIVe siècle. Mais il ne le fit pas. Sa phrase avait été écrite à l’intérieur du mur de l’église et comme telle elle fut découverte plusieurs siècles plus tard, en 1912.
Les guerres et les siècles n’ont pas endommagé Shën Premte. Ni les Turcs. Ils respectèrent l’art, la valeur culturelle et historique de cette église. Mais elle fut détruite lors des émeutes de mars 2004, après 1000 ans d’histoire et de préservation de l’héritage culturel par les Albanais. La destruction de l’église orthodoxe a été jugée par les dirigeants kosovars comme une attaque envers l’identité albanaise et serbe au Kosovo, comme une destruction des valeurs chrétiennes européennes.
Si l’on demande aux moines qui sont ceux qui ont construit les églises orthodoxes, ils vont répondre brièvement et très vite - les « Serbes ». Mais si l’on demande comment il est possible que celles-ci ont été préservées pendant plus de 700 ans, alors que les Serbes n’avaient pas de pouvoir sur celles-ci, les moines se taisent et ne savent pas donner de réponses. Certains disent les Ottomans, les Albanais ou les Serbes eux-mêmes... Cette question fut posée lors d’une discussion avec les moines orthodoxes serbes de Prizren.
La rupture avec l’Église
Le socialisme yougoslave n’appliquait pas de politique sévère envers les religions. Cependant, après la Deuxième Guerre mondiale, les communistes serbes célébraient leurs rites religieux en cachette du régime. Cette culture socialiste et séculariste se transféra dans le système éducatif de l’époque et détermina, avec le parti, l’éloignement du peuple vis-à-vis de la religion.
D’une certaine façon, ceci détourna aussi les Albanais de la garde des églises orthodoxes, puisque la situation sécuritaire était bonne et que les monuments n’étaient pas en danger. La montée au pouvoir de Slobodan Milosevic fit renaitre les sentiments nationalistes liés aux vieilles ambitions historiques des Serbes. De plus, l’engagement du patriarche de l’Église orthodoxe serbe Pavle, qui bénissait les actions de l’armée yougoslave en Croatie, en Bosnie et au Kosovo eut un très mauvais effet sur sur les Albanais. Surtout quand cette église soutenait aussi la politique de Milosevic au moment où les droits les plus élémentaires de l’homme étaient niés aux Kosovars,à partir de la réoccupation de 1989.
Sveti Naum et Decani
À l’entrée en voiture à Shën Naum/Sveti Naum, en Macédoine, on est seulement arrêté par une barrière, où il faut payer une taxe. Après avoir garé sa voiture, on peut commencer la visite touristique. En suivant une étroite route, on monte au monastère. L’église et la vieille demeure se portent bien grâce aux moines du monastère. Pas loin de là se trouve un restaurant où l’on peut goûter tous les produits des moines. Du fromage, du yaourt, du pain au sésame, du jambon ou du miel. On peut aussi trouver des icônes et de l’artisanat en bois et en argent. Les visiteurs prient, et beaucoup d’entre eux achètent des souvenirs et s’arrêtent pour déjeuner. De cette façon fonctionne aujourd’hui un monastère moderne, en générant des revenus et en se subvenionant de la meilleure façon possible. Ce monastère avait été donné à la Yougoslavie il y a un siècle par l’Albanie du Roi Zog en échange de certaines prairies qui avaient été considérées plus importantes pour les éleveurs albanais.
Le monastère de Visoki Decani présente une toute autre atmosphère. Si l’on n’arbore pas une carte d’identité de la MINUK au cou, les moines et les personnes présentes commencent à vous regarder de façon méfiante. Ils ne parlent pas beaucoup avec les locaux et préfèrent les internationaux : après une chaleureuse discussion accompagné du vin produit par le monastère, ils proposent de visiter leur site Internet rempli de propagande anti-albanaise. Près de 800 hectares de terres sont usurpés dans les alentours du monastère, et ceci provoque peut-être de la peur chez eux pour parler aux personnes n’ayant pas de carte au cou... Le monastère traditionnel de Decani fonctionne cette façon. Il reste à voir si ce monastère sera échangé contre quelque chose par le Groupe de Négociation du Kosovo.
La politique non pratique
Pour le moment, la politique du Kosovo se développe dans les hautes instances, sans aucune créativité. L’administrateur du Kosovo, Soeren Jessen-Petersen, et une partie du Groupe de Négociation pensent proclamer les 800 hectares comme parc national, en espérant conclure de la sorte les négociations sur l’héritage culturel. Malgré ceci, ni la partie serbe, ni la partie kosovare n’ont pensé à un modèle moderne et pratique pour un meilleur fonctionnement du monastère de Decani.
Or, le gel des 800 hectares de terres par l’administrateur met l’Église au centre de l’attention et en fait un ennemi de la propriété privée et de la population qui a défendu pendant des siècles le monastère de Decani. Si cette politique pense assurer la sécurité du monastère de cette façon, ce sera difficile parce que cela ramènera toujours la question aux problèmes non résolus de propriétés entre les petits propriétaires et l’Église. La période des monastères traditionnels est terminée. Il est temps de trouver une solution moderne et pratique. Si la population de la Plaine de Dukagjin est perçue aujourd’hui comme une menace pour le monastère, alors est-ce l’administrateur des Nations Unies est une menace ou un gardien de l’Église ? Certainement, en gelant les terres des propriétaires, le monastère ne sera pas en sécurité, mais il sera encore plus menacé, puisqu’il sera considéré conne usurpateur de la propriété privée. Ceci est déjà arrivé, mais à l’époque de Byzance.
Les faits : Le document du monastère de Decani
Un document de l’église de Decani en date du 17 novembre 1937 témoigne bien que les Albanais étaient bien les gardiens principaux des églises du Kosovo. La famille de Salih Rrusta de Peja possède encore les documents où il est indiqué ce qui suit :
« (...) La maison de Salih Rrusta a toujours été une maison de Voïvode et a défendu l’église de Decani les armes à la main, en mettant sa vie en danger. Le choix du voïvode a été vérifié par les organes du pouvoir turc - le vilayet et le sultan lui-même, et il a été aussi reconnu par les organes du pouvoir monténégrin et serbe. Les voïvodes ont été souvent tués en défendant des voleurs les biens de l’église et ont protégé les Serbes qui sont venus au monastère. Pour cette raison, les organes du pouvoir autrichien ont interné Bilall Rrusta, le voïvode d’alors, et sa famille s’est enfuie »...
Tous les auteurs objectifs, qui se sont intéressés à la question de la protection des églises expriment leurs gratitudes aux voïvodes albanais et aux villageois de la Plaine de Dukagjin. Selon l’auteur serbe du livre Istoriski Casopis, Radomir Ivanovic, les églises serbes et surtout le monastère de Decani n’existeraient pas sans les gardiens et les voïvodes albanais. De même, le vieil évêque de l’église de Decani L.Ninkovic écrivit : « Alors que dans nos régions les Turcs avaient une plus grande culture que les Albanais, et que nous avons considéré leurs descendant (des Turcs) comme des sauvages, parce qu’ils ont détruit nos lieux saints et autres monuments, les Albanais les ont protégés et aidés, surtout pour préserver notre plus grand et plus beau monument - le monastère de Decani ».