Par Dejan Anastasijević

Si Jovica Stanišić n’était pas réel, il faudrait l’inventer en tant que héros d’un thriller politique. Du centre de la toile d’araignée nommée Département pour la sécurité nationale de la Serbie, il était l’ordonnateur qui contrôlait le chaos ambiant d’une grande partie des années 1990, dites « années de plomb ». Il a joué un rôle-clé autant dans le déclenchement des guerres en ancienne Yougoslavie que dans leur dénouement. Il était le cerveau du régime brutal de Slobodan Milošević, mais cultivait parallèlement des contacts avec les partis de l’opposition ; il fut même le fondateur de certains d’entre eux. Il envoyait les criminels dans des expéditions sanglantes en Bosnie et en Croatie en même temps qu’il commerçait avec les leaders militaires ennemis. Il s’est proposé auprès de Zoran Đinđić comme conseiller et ami, pour être ensuite soupçonné d’avoir participé à l’attentat qui a causé sa mort. Et maintenant, si l’on en croit le Times de Los Angeles, il s’avère que pendant tout ce temps, il collaborait avec l’Agence centrale de renseignement américaine, plus connue sous l’acronyme de CIA. Cependant, bien avant cela, Stanišić s’était déjà installé dans les mythes et théorie du complot dont le souk belgradois abonde. Dans son essai publié récemment, l’écrivain John Le Carré, spécialiste des thrillers, remarquait que « la croyance dans les espions est mystique, nourrie de fantaisie, à mi-chemin vers la religion ». Évidemment, il ne fait pas référence à Stanišić, quoiqu’il réussisse à taper en plein dans le mille.

Qui sait à quoi aurait ressemblé la Serbie aujourd’hui si Stanišić n’était qu’un personnage fictif. Mais l’individu est bel et bien vivant, bien que pas en meilleure forme. En liberté conditionnelle, il attend son jugement pour crime contre l’humanité au Tribunal pénal international de La Haye. Né le 30 juillet 1950 à Ratkovo, dans la commune d’Odžaci, il a grandi dans une famille monténégrine, immigrée du Kosovo. À Belgrade, il étudia à l’Université des sciences politiques dont il fut diplômé en 1974. Ses pairs, avec qui il partageait les bancs universitaires, le décrivent comme un étudiant somme toute moyen qui se tenait souvent à l’écart (même s’il jouait ici et là de la basse). Dès cette époque, il semble qu’il avait en tête d’intégrer les services secrets où il fut admis à la fin de ses études. Dans un premier temps, Stanišić travailla en tant qu’agent pour le Centre belgradois de la sécurité nationale, au département du contre-espionnage. On dit qu’au début de sa carrière, il s’est fait remarquer à l’occasion de l’enquête menée sur le fameux terroriste Ilich Ramírez Sánchez, alias Carlos, dont l’arrestation, en 1975, s’est opérée à l’hôtel Metropol de Belgrade. Cependant, il est fort probable que la contribution de Stanišić dans cette affaire, qui s’est conclue par la décision au plus haut niveau de laisser le terroriste quitter sain et sauf la Yougoslavie, fut relativement faible.

Plus importante et plus décisive pour sa carrière est la contribution de Stanišić lors de la préparation de la huitième réunion et de l’arrivée de Slobodan Milošević au pouvoir. Le supérieur hiérarchique de Stanišić à cette époque, Dragan Mitrović, chef du service pour la sécurité nationale, fut l’une des premières victimes du nettoyage qui s’en suivit. Son successeur Zoran Janačković s’est maintenu en poste pendant un temps court mais suffisant pour réchauffer le fauteuil de Stanišić. L’arrivée de Janačković à la tête du Service pour la recherche et la documentation (SID), agence de renseignement auprès du ministère des Affaires étrangères, a permis à Stanišić, après quinze années de travail, de prendre les commandes du service. Selon les informations officielles, il est devenu chef le 31 décembre 1991, même si ce fut d’abord en tant qu’assistant, et ensuite remplaçant du chef. Dans les faits, il dirigeait cette agence depuis bien plus longtemps.

Des relations utiles

Le gros du travail était encore à venir. Avant tout, il était indispensable d’assurer la poursuite de la « révolution antibureaucratique » au Monténégro et en Voïvodine. Stanišić s’est montré rapide et efficace pour ce travail, dans lequel ses origines à la fois monténégrines et de Voïvodine l’ont sans aucun doute aidé. En Voïvodine, il fut assisté par son ami d’enfance Mihalj Kertes, appelé « frérot », qui sera plus tard récompensé par beaucoup de postes-clés, dont le dernier en date est celui de directeur des douanes. Ensuite, il fallait infiltrer et bloquer le Secrétariat fédéral des affaires intérieures encore puissant à cette époque, dans la composition duquel se trouvaient beaucoup de non-Serbes mais aussi (ce qui, pour Stanišić et Milošević, était encore plus dangereux) de nombreux Serbes pro-yougoslaves fidèles à Ante Marković, Premier ministre de l’époque. Cela a été mené sans faute, de nouveau avec l’aide du « frérot » Kertes qui faisait office de lien avec les taupes de Stanišić au sein du Secrétariat fédéral des affaires intérieures et du service de sécurité nationale serbe. Quand, en 1992, le ministère des Affaires intérieures serbe a formellement (et autoritairement) mis la main sur les archives du service fédéral, le Secrétariat fédéral des affaires intérieures était depuis longtemps devenu une coquille vide et Kertes fut désigné au poste d’assistant du ministre fédéral, position suffisante pour pouvoir l’enterrer.

Cependant, le véritable défi pour Stanišić – et le travail auquel il a consacré le plus de temps et d’énergie – était de faire évoluer la Serbie vers un système multipartite au cours des années 1990. Le bruit court qu’à cette époque, Stanišić a découpé l’opposition serbe selon l’étalon de Milošević, et cela de telle façon que durant les douze années suivantes, elle lui était inoffensive. L’avocat Borivoje Borović a déclaré en 2002 que durant la période où Milošević était au pouvoir, l’ensemble de la scène politique d’opposition, y compris son propre parti (le SPO, Mouvement serbe du renouveau), était infesté d’agents. Et même si l’on admet qu’il s’agit là d’histoires amplement exagérées, il reste que parmi les fondateurs des partis d’opposition se trouvaient beaucoup d’individus aux lourds dossiers d’espionnage. Évoquons ceux qui ont adopté des attitudes les rendant sujets au chantage. Les années passant, Stanišić dirigeait d’une main à la fois de maître et empreinte de douceur les tentatives stériles de l’opposition de s’unir. Et il n’est pas étonnant que les premiers succès obtenus sur ce plan ne se soient réalisés qu’après sa prise de distance avec le service et sa rupture avec Milošević.

Par la suite, il fallut faire entrer la Serbie dans la guerre à laquelle, officiellement, elle n’a pas participé. Le magazine Vreme a amplement écrit à propos des contributions de Jovica et de son plus proche collaborateur, Frank Simatović dit « Franki », dans la fourniture d’armes aux Serbes de Croatie et de Bosnie comme dans la formation d’un véritable régime d’unités paramilitaires qui saccageaient et pillaient les zones de combats (et parfois même des lieux plus proches de chez eux). Le film Unité (Jedinica, 2007), quant à lui, relate en détail comment ces unités, depuis les Ninja de Dragan et les Tigres d’Arkan, en passant par les Scorpions de Bocini jusqu’aux fameux Bérets rouges, ont été constituées, formées et contrôlées par Jovica et Franki. C’est en raison de ces activités que les deux personnages sont accusés par le Tribunal. Ajoutons que les perquisitions principales sont suspendues pour une période indéterminée en raison des problèmes de santé de Stanišić.

Il va de soi que grâce à cet effort de guerre tenu secret jusqu’au milieu des années 1990, le service s’est fondamentalement criminalisé. À cette époque, une flopée de gangsters et de tueurs endurcis acquit le droit à l’insigne et au pistolet de service, tandis que leurs activités pacifiques - contrebande, extorsion et liquidations occasionnelles – s’opéraient sous la houlette du service pour la sécurité nationale. En chemin, ni Jovica ni Franki ne purent résister à s’y frotter un peu, marchandant via la Cazinska Krajina et Fikret Abdić des armes, du pétrole, des cigarettes et d’autres produits de grande consommation avec quasiment tous les belligérants (l’opération « Araignée » est également bien décrite dans Unité). L’argent généré par l’opération de contrebande la plus massive de l’histoire récente des Balkans servit en partie à acheminer les équipements des unités spéciales, celles-ci assurant les remorqueurs. Mais, comme à l’habitude, la plus grande partie de l’argent remplit les poches des meneurs de l’opération.

La déchéance

Suite aux Accords de Dayton de novembre 1995, qui réunirent Slobodan Milošević et Richard Holbrooke, l’étoile de Stanišić se mit à perdre de son éclat, du moins aux yeux de Milošević. Si Stanišić était alors de facto le deuxième homme le plus puissant de Serbie, cette impression s’est vite avérée trompeuse. Sa proximité avec Milošević commençait à gêner Mira Marković [l’épouse de Milošević] qui estima que le temps était venu que son parti JUL [Jugoslovenska Levica], jusque-là marginal, se hissât au sommet de la vie politique serbe. Ayant la réputation d’un « patriote sincère » et d’un « excellent professionnel », tant parmi les partis de la majorité que dans l’opposition, Stanišić était le plus sérieux obstacle sur son chemin. Lors des élections de novembre 1996, le SPS [Parti socialiste serbe, fondé par Milošević] ayant perdu sa prérogative locale, Mira exigea l’annulation des résultats électoraux et la mise en place de mesures sévères contre l’opposition. Si Stanišić conseilla à Milošević de poursuivre sa politique de la « main molle », le Président préféra suivre sa femme. Cela provoqua trois mois de contestations sociales face auxquelles Milošević dut finalement s’incliner. Stanišić s’indigna assez pour exprimer son désaccord non seulement dans les couloirs, mais par le biais d’une déclaration officielle, via son assistant Dragicević, auprès du Times. « Avant tout, le service est fidèle à l’État, et non à un individu, quel qu’il soit », affirmait-t-il. « Nous nous opposons à l’usage excessif de la force et soutenons la résolution de la crise par des moyens pacifiques. » Son point de vue se fût-il avéré juste, la querelle entre Stanišić et Milošević était bien réelle. Mira Marković, suivie par les traqueurs du JUL, l’envenimèrent au plus haut degré.

Un an plus tard, l’occasion se présenta à eux, tandis que la guerre couvait au Kosovo. Ce qui se passait entre Stanišić et Milošević à cette époque, nous n’en savons toujours rien. Depuis la salle d’audience du tribunal de La Haye, selon les mots de Mahmoud Bakal et Baton Hadjihoua, on sait qu’au début de l’année 1998, des négociations secrètes eurent lieu entre Belgrade et des envoyés de Rugova, par l’intermédiaire de Stanišić. Mais ces négociations furent brutalement interrompues par Milošević. Stanišić ne fut plus consulté sur les questions de sécurité au Kosovo et, en octobre 1998, il fut remplacé. Il s’adressa de nouveau aux médias, énonçant par écrit que le service « sous sa direction agissait dans le respect de la loi et reliait son travail avec l’institution du Président de la République ». Le JUL s’emparait du service et de l’État, tandis que Stanišić se retirait dans l’ombre dans laquelle il se cachait jusqu’il y a peu. La retraite ne porta aucun préjudice à sa réputation. Elle lui garantit même une certaine légitimation démocratique.

La chute de Milošević, le 5 octobre 2000, n’allait pas déstabiliser la position intouchable de Stanišić. Depuis longtemps, et dans le plus grand secret, il entretient une sorte d’amitié méfiante avec Zoran Đinđić, que Milorad Vucelić lui a présenté au milieu des années 1990. Pour Đinđić, qui se plaisait à dire que l’homme devait avoir des amis tant au paradis qu’en enfer, Stanišić était indispensable pour se protéger d’un Milošević toujours plus brutal, en même temps qu’il devait se protéger de Stanišić dans le cas de la chute de Milošević. Milošević était-il au courant de cette amitié ? La relation extra-conjugale entre Stanišić et une jeune collaboratrice de Đinđić – avec laquelle il eut un fils hors mariage en 1997 – étant parvenue aux oreilles de Mira, celle-ci s’en servit comme prétexte pour se débarrasser de lui.

Un visionnaire

Suite aux grandes restructurations, on estima que Stanišić pouvait réintégrer le service en tant que dirigeant ou conseiller. Cela ne se fit pas. Jovica n’avait pas besoin de jouir d’un statut : non loin du port de plaisance de Belgrade, depuis le club très select des Amateurs de la Save et du Danube (dont les invités réguliers sont composés, pour la plupart, de fonctionnaires du service de sécurité nationale en poste durant les années 1990), Stanišić tirait discrètement les ficelles, plaçait et arrangeait les cadres. Sous le premier gouvernement démocratique serbe, son bras droit de l’époque, Zoran Mijatović, fut promu chef du service. Aujourd’hui encore, Goran Petrović, l’un des directeurs, qualifie Stanišić de « visionnaire ». Au cours des derniers remaniements du service de sécurité nationale (DB), ou plutôt de sécurité et de renseignement (BIA), nombreux furent ceux qui durent leur carrière à Stanišić. Dans le même temps, le commandant des Bérets Rouges, Milorad Ulemek, aidé par le cartel de narcotraficants de Dušan Spasojević, régnait en maître sur les affaires de l’underground belgradois. Stanišić semblait être carapacé à tous les échelons.

C’est pourquoi le Tribunal pénal international de La Haye ne lui accorda pas sa protection. En 2001, les enquêteurs du tribunal échangèrent avec lui une série de conversations dans la plus grande discrétion, dans l’intention de l’utiliser comme témoin contre Milošević. Stanišić refusa de témoigner ouvertement, mais il proposa sa coopération pour l’analyse de données et de documents potentiellement précieux pour l’accusation – en échange de son immunité. En réalité, il leur mentait frénétiquement (assurant, par exemple, qu’il n’avait pas rencontré Milošević avant décembre 1991 et avait toujours entretenu de mauvais rapports avec lui), trafiquait des papiers et essayait de s’en sortir par tous les moyens. Cela lui coûta cher. À l’automne 2001 les investigateurs rompirent les conversations, le prévenant qu’il ferait l’objet d’une accusation. Au même moment, au cours de la mutinerie des Bérets rouges, Đinđić coupa le contact avec lui.

La suite des événements est bien connue. Après le meurtre de Đinđić, Stanišić et Franki furent arrêtés et expédiés à La Haye pour y être jugés. De nombreux indices corroborent l’idée que les autorités de l’époque firent pression sur Carla Del Ponte pour conclure l’investigation dans les plus brefs délais afin de se débarrasser de ces dangereux témoins. Même s’il n’existait aucune preuve que Milorad Ulemek, Zvezdan Jovanović, ainsi qu’une ribambelle de criminels impliqués dans la conspiration, étaient liés à Stanišić et Simatović, les remettre en liberté dans une atmosphère aussi tendue était tout simplement inenvisageable.

L’entreprise fut de courte durée : en raison de leur état de santé, Jovica, Simatović et Stanišić furent libérés en 2006, puis réincarcérés, avant d’être finalement remis en liberté en juin 2008 pour une durée indéterminée. Le procès ne pourra pas commencer tant que Stanišić ne sera pas rétabli (il souffrirait d’un ulcère et d’une grave dépression). La société des médecins serbes, qui participe à son suivi médical, s’est érigée contre la décision du parquet de le ramener en prison. Entre-temps, certains témoins ont renoncé à l’idée de plaider, d’autres se sont suicidés, d’autres encore, tel Vojislav Jekić, ancien directeur du poste de police de Loznica, sont morts brutalement dans des circonstances inexpliquées.

Balades à Topčider

Selon le Los Angeles Times, dès 1992, Stanišić aurait établi un contact avec la CIA, devenant ainsi leur « premier homme à Belgrade ». Il aurait divulgué des informations sur les fosses communes et aidé l’agence à développer son réseau en Bosnie. L’article évoque deux anciens agents de la CIA : l’un dirigeait les opérations en Europe de l’Est, l’autre était le chef de la branche en Bosnie. Tout deux font l’éloge de Stanišić. Le premier, William Logfren, que Stanišić rencontra lors d’une ballade dans le parc de Topčider à Belgrade, souligne que ses actions leur ont été d’un « secours majeur ». Le second, Doug Smith, se souvient de ses propos systématiquement anti-Milošević. Si John Deutch, directeur de la CIA durant les années 1990, n’est pas directement mentionné dans le texte, on dit qu’il n’avait « aucun problème » avec Stanišić. L’ayant invité à Langlee, il lui fit présent d’un pistolet et l’entraîna dans les clubs de jazz de Washington. L’article de Greg Miller suggère que Stanišić collaborait avec l’agence sans demander d’honoraires. On y cite des documents adressés au tribunal et cachetés par la CIA, signe de la contribution positive de Stanišić. La CIA fait ainsi office de « témoin de caractère ». Autres « témoins de caractère », l’ancien Président de la République fédérale de Yougoslavie (SRJ) Dobrica Ćosić, qui considère Stanišić comme un « intellectuel », et l’ancien assistant de Jovica, Vlado Dragićević, qui (ô surprise !) nie toute corrélation entre son ancien chef et les crimes. L’article se conclut sur l’abandon de Jovica par sa femme, le refus de celle-ci qu’il côtoie ses enfants et son état de santé préoccupant (selon Dragićević, Stanišić serait en permanence sous perfusion). Notre confrère du Times n’a apparemment pas été informé qu’en 2006, Stanišić, aussi malade qu’il pouvait l’être, avait épousé sa maîtresse - mère de l’un de ses enfants, et plus tard d’un autre qu’ils eurent entre-temps -, personne n’est parfait.

Les journalistes de Blic ayant pu croiser Stanišić devant son luxueux appartement du centre de Belgrade n’ont remarqué aucun tuyau sur lui. Ils ont cependant réussi à lui faire déclarer que « le titre est faux » et qu’« il ne correspond pas au texte ». En outre, le titre de l’article modifié est « Le procès de l’espion serbe révèle une collaboration avec la CIA », alors que les passages qui désignent Stanišić comme « premier homme de la CIA à Belgrade » se situent plus loin dans le texte. Dans une interview pour le BIRN, Greg Miller prétend que Stanišić « n’était pas un agent actif de la CIA » et que « son motif pour la collaboration était de voir ce que les États-Unis avaient l’intention de faire pour influencer le cours des événements, étant donné qu’il considérait que Slobodan Milošević ne menait pas le pays sur la bonne voie ».

L’opinion publique serbe est divisée autour de l’article : les uns y voient la preuve que la CIA tenait les ficelles dans l’effondrement sanglant de la Yougoslavie, tandis que les autres, comme Goran Petrović, voient dans cette affaire la mise au jour d’une collaboration somme toute banale entre deux services parents.

Aucune de ces interprétations, y compris celle de Miller, ne tient la route : s’il est vrai que la CIA est une organisation puissante, le mal commis pendant les années 1990 est un produit maison. Même s’il s’avère que Stanišić était sous les ordres de Deutch et de Logfren, cela ne l’acquitte pas de sa responsabilité, comme celle de tous ceux qui, sous la protection légitimatrice du service de sécurité nationale (DB), ont tué, volé et trafiqué de la drogue. S’il est question de collaboration internationale et d’échange d’informations, cela devrait se produire dans le cadre d’un certain protocole et non dans les parcs belgradois et clubs de Washington. Enfin, si Stanišić considérait déjà en 1992 que Milošević ne menait pas le pays sur la bonne voie, pourquoi au cours des années suivantes s’est-il efforcé de le maintenir au pouvoir et a-t-il tant investi dans la guerre ?

Il semble que ce qui poussa Stanišić à collaborer avec la CIA fut semblable à ce qui le conduisit à entretenir une amitié avec Zoran Đinđić : assurer son retrait au cas où les choses tourneraient mal. Trahir la nation, trahir un ami, s’enrichir sur le dos et au détriment des autres, ne semblent lui poser aucun problème. Le fait que nombre de personnes en Serbie continuent à le considérer comme une légende (salut à Leka Ranković et à Krcun) n’étonne plus personne. « Que nos banques et nos institutions financières s’effondrent, que nos ponts et chaussées tombent en ruine, que les prix de l’essence, de l’électricité et de l’eau augmentent démesurément chaque jour, nos espions demeurent immunisés, car le peuple aime cultiver sa foi en eux », remarque John Le Carré. Soit dit en passant, il écrivait à propos des Anglais.