Par Mandi Gueguen
Le chloroforme, substance utilisée jadis pour anesthésier les malades, revient en scčne, utilisé pour des actes criminels, et empoisonne lair que respire une société nécrosée dans ses murs et sa morale. Klara Buda développe, dans un style digne dun Kundera, cette métaphore tout au long de son histoire oł le destin de lhéroļne Alma bascule tragiquement.
« Toute la valeur de lźtre humain tient ą cette faculté de surpasser, dźtre en dehors de soi, dźtre en autrui et pour autrui », écrit Milan Kundera dans Risibles amours. Cette idée savčre particuličrement parlante pour le roman de Klara Buda. Lamour dAlma nest certainement pas risible, il est surtout tragique, mais il procure ą cette jeune Albanaise, symbole de sa génération, cette faculté de dépasser son destin et lengourdissement ambiant, et de se libérer ne serait-ce quun instant. Lhistoire mise en scčne dans ce livre montre bien que la dictature tue mais ne parvient pas ą anéantir tout idéal de liberté.
Court et incisif, le roman comporte peu de personnages, ce qui permet den saisir la profondeur et la portée symbolique. La fatalité du destin impitoyable qui les frappe lui donne une tonalité presque tragique. Or, lauteur na pas voulu en rester lą. Alors, ą travers les introspections de lhéroļne et de ses amis, elle examine le questionnement existentiel profond et perturbant de ces quelques jeunes qui, en résistant ą la pression de luniformisation nationale, ont préservé leur esprit critique et leur libre pensée, malgré un bien lourd tribut.
Elle y dépeint dautres personnages paralysés par une autocensure étouffante et intégrée qui laisse leurs monologues internes - représentant cette pensée interdite tout juste verbalisée - au stade brut de concepts. Voilą une société chloroformée dont les citoyens sexpriment de maničre elliptique et semblent tous plongés dans un certain état divresse malgré eux. Ce roman ne pouvait donc avoir de meilleur titre.
Aussi romanesque que réaliste, il touche par son style éloquent qui mźle subtiles réflexions sur la vie de lHomme et lyrisme. Il se laisse lire dans la foulée, tant pour connaītre la fin de lhistoire, que pour découvrir des jeunes hommes et des jeunes femmes, nés au mauvais moment, au mauvais endroit, hors de la logique contemporaine, hors de toute logique humaine dailleurs.
Écrit dabord pour le lecteur albanais, ce récit rappelle inévitablement ą cette génération maudite une époque lourde en souvenirs, peines, chocs que certains ont peut-źtre effacés de leur mémoire, mais que dautres ressassent peut-źtre encore. Cest aussi, pour la jeune génération albanaise, habituée ą une société aux murs plus ou moins occidentalisés, un moyen de découvrir ce que leurs parents ont vécu. La dictature communiste a disparu depuis 19 ans en Albanie, mais elle est déją si lointaine dans les souvenirs quelle en est devenue une réalité absolument inimaginable pour la génération actuelle dont les amours ont dautres démons ą affronter.
Ce nest pas pour son auteur, je le crois, une maničre de faire les comptes avec son passé, ni une maničre de le réinventer, et cest pour cela que son écriture nest pas simplement catharsique. Lhistoire dAlma Fishta, est unique et dépasse toute imagination contemporaine. Cependant, plusieurs femmes albanaises de son époque peuvent se retrouver dans des fragments de son expérience. Ce qui importe avec ce livre, qui sinscrit de maničre innovante dans la longue lignée douvrages post-communistes, cest quil est pleinement dans lécriture littéraire et pas un simple docufiction de ce dur passé.
Fort bien accueilli par la critique et les lecteurs albanais, ce roman est déją considéré comme ayant marqué un tournant dans la littérature dun petit pays balkanique, en en promettant, selon Rudolf Marku, critique littéraire de renom, la renaissance. Ce dernier le décrit comme « lautopsie dun systčme totalitaire, la reproduction dune rude réalité qui bascule par moments dans le macabre... Chloroforme, malgré son nom, nendort pas, bien au contraire, son langage et son imagination réveillent la mémoire anesthésiée, en évoquant au lecteur une réalité envahie par lamnésie. Chloroforme est le livre qui manquait ą la littérature albanaise ».
Alexandre Zotos, qui a assuré magistralement une traduction en franēais de louvrage, encore ą paraītre, dégage de ce livre une « dimension supra-historique et supra-géographique » en ce quil exalte la vie dans toute la quintessence de son renouvellement. « [ ] car ce nest pas par hasard si, en contrepoint du vulgaire (et nationaliste) folklore, orchestré par le pouvoir dictatorial, la romancičre vient ą parler de cette autre forme de procréation quest lenfantement artistique, et parallčlement, du vrai commerce de lart, des vraies nourritures quil sied den tirer. Lon se trouve lą ą un point oł le mot humanité ne se distingue plus de celui dhumanisme. », voilą comment il conclut sa présentation.
Laissons le mot de la fin ą Alma Fishta qui se débarrasse des effets engourdissants du chloroforme communiste et comprend enfin que la dictature na pas de limites et quelle népargne personne. « Jamais je nai réalisé aussi clairement combien ce régime oppresse, détruit [ ] Je nai vu en lui quune abstraction, qui naffectait véritablement que les autres. Mais cétait mon tour ą moi, maintenant. Jamais je nai imaginé que sa violence puisse sen prendre ą mon propre corps, faire de moi une morte vive, maveugler, me décérébrer, manéantir, en me refusant le droit mźme davoir un enfant. »