Palais de lElysée - Jeudi 10 juin 1999
M. JACQUES CHIRAC, PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
INVITE DU JOURNAL DE "TF1" DE 20 HEURES
PRESENTE PAR M. PATRICK POIVRE DARVOR
PATRICK POIVRE DARVOR - Monsieur le Président, bonsoir,
LE PRESIDENT Bonsoir,
PATRICK POIVRE DARVOR Tout dabord, merci de nous accueillir dans votre bureau. Personne nose employer le terme de capitulation à propos de ce qui vient de se passer pour Slobodan MILOSEVIC. Et, pourtant, cest bien ce dont il sagit, non ?
LE PRESIDENT Oui. Oui, cest une capitulation, je dirais, sans condition. Dans la mesure où nous avions clairement indiqué quil ny avait rien à négocier, ce que le Président finlandais, représentant lEurope, M. Martti AHTISAARI, a clairement dit à MILOSEVIC lorsquil sest rendu à Belgrade.
QUESTION Et pourquoi, selon vous, a-t-il cédé à ce moment précis alors ?
LE PRESIDENT Il est très difficile de dire pourquoi un tyran a cédé, parce que ce sont des gens qui ont un comportement particulier. Mais je pense quil y a eu au moins deux choses : lisolement total dans lequel il sest trouvé, il avait, sans aucun doute, misé sur un appui direct ou indirect de la Russie...
QUESTION Quil na pas reçu.
LE PRESIDENT Et, aussi, sur une division des démocraties, réputées faibles, notamment des démocraties européennes, réputées faibles ou velléitaires.
Deuxièmement, son pouvoir repose ou reposait sur un système militaire et policier qui a été considérablement affaibli par les frappes quil a subies pendant toute cette période.
Donc, le fondement même de son pouvoir sest, en quelque sorte, dégradé tant sur le plan technique que sur le plan moral, au point comme on la dit, quil lui était difficile de résister davantage.
QUESTION Alors, après soixante dix-neuf jours de bombardements, nous voilà au terme dune guerre qui, au fond, na pas dit son nom puisquil ny a pas eu formellement déclaration de guerre et quil ny a pas eu non plus formellement résolution de lONU. Mais cela se termine, il y a une heure à peine, aux Nations unies. Quest-ce qui a fait que, tout dun coup, on est revenu dans le jeu diplomatique normal et quil ne sagissait pas seulement dune guerre de lOTAN ?
LE PRESIDENT Je voudrais dabord dire que je me réjouis que ces opérations militaires soient conclues et bien conclues sous lautorité du Conseil de sécurité des Nations unies qui, vous le savez, à mes yeux, aux yeux de la France, sont les seules autorités qui peuvent dire le droit international.
QUESTION Mais qui sont, tardivement, rentrées dans le jeu, cette fois-ci.
LE PRESIDENT Je ne dirais pas tout à fait cela. Vous vous souviendrez que, lorsquil y a eu des accords, MILOSEVIC a accepté de limiter le nombre de ses soldats au Kosovo. Il y avait eu une sanction du Conseil de sécurité sous la forme de deux résolutions. MILOSEVIC a violé délibérément ses engagements et, par conséquent, la communauté internationale était fondée à réagir et, notamment, à pratiquer une action militaire. Donc, au départ, lONU nétait pas absente.
Enfin, ce qui est sûr, cest que lONU a retrouvé le rôle et la place quelle doit avoir dans un monde organisé avec un état de droit international et cest notamment un succès de la diplomatie française, qui a soutenu ce point de vue depuis longtemps et, notamment, pendant toute la période récente.
QUESTION Sil ny avait pas eu ce dîner, à la fin de lhiver, entre Tony BLAIR et vous, est-ce quil y aurait eu intervention américaine ? Est-ce que les Américains étaient, à ce point, concernés par ce qui se passait au Kosovo ?
LE PRESIDENT Les Américains, au départ, nétaient pas très favorables à un engagement de leur part. Et puis, il y a eu le crime de Racak, le 14 janvier, qui a causé, naturellement, une grande émotion sur le plan international. Et je suis, effectivement, allé voir le Premier ministre britannique à Londres. Nous avons dîné ensemble et nous avons constaté quil nétait pas possible de laisser les choses aller.
Cétait une réaction un peu de la même nature que celle que javais eue, en 1995, en Bosnie quand javais été à lorigine de la création de la Force de réaction rapide.
Nous nous sommes dits, Tony BLAIR et moi, que nous ne pouvions pas rester, en quelque sorte, passifs devant le comportement et lattitude des autorités serbes.
QUESTION Alors, voilà pour les prémices. Après, il y a eu la guerre en elle-même et on a dit que cétait une guerre américaine
LE PRESIDENT Oui, si vous voulez, nous nous sommes efforcés de convaincre les Etats-Unis, dabord dengager un processus politique, doù une réunion qui a été difficile du groupe de contact et la réunion de Rambouillet. Et Rambouillet nayant pas réussi, laction diplomatique nayant pas permis de mettre un terme à la crise, alors, effectivement, il était légitime, normal davoir une action militaire et cest vrai, quà ce moment là, lensemble des alliés lont décidée en commun.
QUESTION Alors, vous savez quil y a une partie de lopinion qui pense que cette guerre est une guerre américaine et, quau fond, la France na été que suiviste dans cette affaire. Est-ce que vous avez été informé tout le temps et que vous avez, dune certaine façon, contrôlé chacune des frappes ?
LE PRESIDENT Nous avons un certain don de polémique en France. Il faut essayer dêtre aussi réaliste que possible. Personne ne conteste la puissance des Etats-Unis. Ce nest pas une raison pour penser que la France, qui ne fait pas partie, comme vous le savez, de lorganisation militaire intégrée de lOTAN, suit simplement.
Je prendrai deux exemples. Dabord sur le plan diplomatique, le rôle de notre pays a été tout à fait essentiel, notamment dans deux domaines déterminants. Celui qui a consisté à faire comprendre aux alliés et, notamment aux Américains, que laccord et la présence des Russes étaient absolument indispensables. Et deuxièmement, nous lévoquions à linstant, lendroit où la décision pouvait être prise, que certains souhaitaient voir au sein de lOTAN, alors que nous avons toujours dit clairement -je lavais fait notamment à la réunion de Washington, au cours dun entretien difficile avec le Président américain- que nous estimions que seuls lONU et le Conseil de sécurité pouvaient valablement sengager dans ce domaine.
QUESTION Mais sur les opérations militaires maintenant
LE PRESIDENT Sur les opérations militaires .
QUESTION - .vous étiez au courant, en amont, vraiment à chaque fois ?
LE PRESIDENT Sur les opérations militaires, on peut maintenant dire les choses réellement, même si pendant une période, on a été un peu obligé dêtre discret. Pas une seule frappe, pas une seule frappe
QUESTION Il y en a eu vingt-deux mille ?
LE PRESIDENT Il y en a eu de lordre de vingt-deux mille, pas une seule frappe na été faite sans laccord de la France. Tous les pays auraient pu, sils lavaient souhaité, exercer le même contrôle. Mais ils ont, pour des raisons qui étaient les leurs, donné leurs pouvoirs.
QUESTION Donc il ny a que la France qui a exercé ce droit de contrôle ?
LE PRESIDENT La France, jour après jour, et plusieurs fois par jour, par le biais de son chef détat-major des Armées, le général KELCHE, a donné son accord sur toutes les frappes exécutées et a refusé un très grand nombre de frappes.
QUESTION Par exemple, quest-ce que vous refusiez ?
LE PRESIDENT Et quand, il y avait refus de la France, les frappes nont jamais eu lieu. Il y a eu souvent des problèmes, des discussions entre le général CLARK et le général KELCHE, lOTAN et la France. Mais il ny a pas eu de dérogation. Par exemple, si aujourdhui les ponts de Belgrade sont toujours en place pour lessentiel
QUESTION La population les protégeait, dailleurs, cétait un symbole pour eux ?
LE PRESIDENT Oui, cette question a fait lobjet, je ne vous le cache pas, de discussions très importantes et rudes, souvent, entre les militaires. Mais enfin, sils sont là, cest, pour lessentiel, grâce à la France. Si le Monténégro na pas été victime dun grand nombre de frappes, notamment sur sa façade maritime, également dans dautres endroits du pays, cest parce que je my suis opposé, et pratiquement tous les jours, dans le cadre dinstructions générales -vous savez que le chef de lEtat en France est chef des Armées- que je donnais au général chef dEtat-major des Armées et quil appliquait normalement. Et chaque fois quil y avait un doute ou chaque fois quil y avait un changement, une évolution, compte tenu des circonstances, cest ici même, dans ce bureau que la décision a été prise, et répercutée par le général KELCHE.
Donc, dire que la France sest contentée, sur le plan diplomatique, sur le plan politique ou sur le plan militaire de suivre les Américains, cest tout simplement une erreur ou une polémique, quel que soit, par ailleurs, laccord total que nous avions avec les Américains sur les objectifs et sur la stratégie. Vous savez très bien que nous avons notamment pris une position très ferme, jai pris une position très claire, en ce qui concerne la stratégie. Je ne pensais pas quil était sérieux ou raisonnable davoir une stratégie terrestre, cest-à-dire denvoyer les troupes à terre.
QUESTION Cela vous ne lavez jamais pensé ?
LE PRESIDENT Je ne lai jamais pensé
QUESTION Ou vous laissiez toujours planer lincertitude ?
LE PRESIDENT Nous ne pouvions que laisser planer lincertitude pour ne pas, je dirais, encourager MILOSEVIC à résister davantage. Jai toujours été convaincu de lissue. Je me suis posé des questions sur les délais que nous mettrions à gagner, mais je nai jamais mis en cause le fait que la stratégie qui avait été appliquée était la bonne et quelle conduirait au résultat que nous voyons aujourdhui.
QUESTION Donc, vous étiez un petit moins jusquau-boutiste que Tony BLAIR, qui lui voulait envoyer des troupes au sol ?
LE PRESIDENT Je nai jamais partagé -jai eu de longues conversations souvent au téléphone ou dans les différents Conseils auxquels nous participions avec lui sur ce point- je nai jamais pensé que lopération terrestre était, je le répète, ni utile, ni raisonnable.
QUESTION Puisque lon parle de téléphone, ce sont des appels que vous preniez en direct. On voit ces téléphones derrière vous ?
LE PRESIDENT Le gros, cest le téléphone qui me relie au Président CLINTON et qui marche très bien, et celui dà côté me relie à un certain nombre de gens et notamment il y a une touche spéciale qui est réservée au Président ELTSINE.
QUESTION Qui vous a beaucoup servi ces derniers temps ?
LE PRESIDENT Qui ma beaucoup servi ces derniers temps, à la fois pour essayer ou pour convaincre, pas essayer parce que nous avons réussi, pour convaincre les Américains de la nécessité absolue dintégrer les Russes dans un problème qui concerne lensemble de lEurope ; et dautre part pour essayer de convaincre le Président russe dapporter son soutien à une opération qui consistait à faire quelque chose dessentiel, cest-à-dire à ce que nous ne revoyions pas dans lEurope de la fin de ce siècle, les drames que nous avons connus pour des raisons racistes, ethniques au cours du XXème siècle.
QUESTION Mais profondément , maintenant, vous pouvez nous le dire, il ne soutenait pas Slobodan MILOSEVIC, il y avait une solidarité slave, mais pas davantage ?
LE PRESIDENT Oui, cest cela, exactement.
QUESTION Pour ce qui est juste encore un instant des Etats-Unis, sil ny avait pas eu engagement américain, il ny aurait pas eu du tout dintervention militaire ? Parce que lEurope de la défense nest pas encore prête, cela vous donne envie, jimagine, de pousser les feux ?
LE PRESIDENT Oui. Nous observons deux choses : la première, sagissant de la France, cest que nous avons été le premier contributeur européen, notamment avec plus de cent avions. Notre intervention sest faite à un niveau defficacité où nous navons pas eu un seul accident, ce que lOTAN appelait des bavures : aucune nest de responsabilité française.
QUESTION Aucune des dix-sept qui sont imputées à lOTAN ?
LE PRESIDENT Aucune. Donc, nos soldats en général et nos aviateurs en particulier, ont été admirables de compétence, de sang froid, de technique et de courage. Nous navons pu faire cela que parce que nous avons fait la réforme des armées, et que nous sommes passés dune armée de conscription à une armée professionnelle. Et la deuxième leçon quil faut retenir cest queffectivement, vous le disiez à linstant, il a fallu la participation américaine pour quon ait tous les moyens nécessaires pour agir. Ce qui veut dire que nous devons mettre en place une Europe de la défense. Ce que nous avons engagé, et qui est vous le savez la politique de la France, lambition de la France. Nous lavons engagé dabord sans beaucoup de succès, puis nous avons été rejoints par les Anglais, et ça été la déclaration récente de Saint-Malo qui mettait sur les rails lEurope de la défense. Puis nous avons été rejoints par les Allemands qui ont compris la nécessité de cet effort, et nous avons ensemble décidé, je lai fait savoir notamment à Toulouse et à Cologne, que le corps européen serait transformé en un corps de réaction rapide européen, cest-à-dire ayant les moyens précisément de se projeter, de faire une opération du type de celle à laquelle nous venons dassister. Et nous poursuivons avec ténacité la mise en uvre de cette initiative européenne de défense. Et cela aura abouti prochainement.
QUESTION Alors, pour linstant on est au soir de la guerre. On sait que cest une guerre qui a fait beaucoup de dégâts, également humains puisque ça a fait souffrir les forces serbes. (Le Président MILOSEVIC parlait de 600 morts parmi les soldats et les policiers) qui a fait également souffrir la population civile. Les autorités de Belgrade parlent de 2000 morts et de 6000 blessés ? et pas tellement le Président serbe, puisquon le voit encore debout, plus que jamais. Quelle impression cela vous a fait de lentendre et de le voir tout à lheure dans le journal télévisé parler de victoire pratiquement ?
LE PRESIDENT Je vous le disais tout à lheure, il sinscrit dans la lignée des tyrans qui ont fait la honte notamment du XXème siècle.
QUESTION Mais, est-ce quon mettra autant de zèle à larrêter lui, le Président Milutinovic, les autres dirigeants yougoslaves inculpés par le TPI que lon en a mis à essayer de trouver Messieurs MLADIC et KARADJIC lui pour linstant courent toujours ?
LE PRESIDENT Oui, il faut les trouver.
QUESTION On sait que lun dentre eux est à Pale.
LE PRESIDENT Oui, depuis, il sest passé tout de même deux choses essentielles et à laquelle la France dailleurs a participé. La première, cest la prise de conscience internationale de lhorreur que représentait les actions dépuration ethnique et de la nécessité de les sanctionner. Et deuxièmement, par voie de conséquence, la création de la Cour Pénale Internationale composée de juges et qui est habilitée dorénavant, dans la mesure naturellement où on arrive à les saisir c'est vrai, à juger les auteurs de crimes contre lhumanité. Cest un très grand progrès sur le plan de la morale, sur le plan des droits de lHomme.
QUESTION Oui, pour linstant cela reste formel, quand même puisquil est toujours en place.
LE PRESIDENT En qui concerne MILOSEVIC, il est inculpé depuis très peu de temps. Normalement, toutes les nations qui ont accepté la Cour Pénale Internationale, cest-à-dire la communauté internationale toute entière car cest une décision des Nations unies, ont le devoir de laider dans toute la mesure de leurs possibilités naturellement, on ne va pas aller vers une guerre totale avec la Serbie simplement pour récupérer MILOSEVIC. Mais pour le moment il ne peut plus sortir de chez lui. Même pour aller au Kosovo.
QUESTION Au fond, cest sa chute que vous souhaitez quand même, à terme ?
LE PRESIDENT ça cest le problème des Serbes. Le peuple serbe est un peuple qui a beaucoup de qualités et pour lequel nous avons tous beaucoup de respect. Il a prouvé dans lhistoire à la fois son courage, sa créativité, sa place dans lévolution du monde. Mais il est tombé dans un système politique inacceptable et auquel on ne pouvait que dire non. Il lui appartient maintenant den tirer toutes les conséquences. Mais ce que je peux vous dire cest que nous allons être obligés de participer, nous et toute la communauté internationale, à la reconstruction. Vous parliez de mon téléphone, je mentretenais il y a deux jours avec le Premier ministre japonais, tout à fait disposé et disponible, comme toujours dailleurs, pour aider.
QUESTION CLINTON un peu moins.
LE PRESIDENT Si, bien sûr que si. Nous allons participer à la reconstruction de cette région. Ca veut dire remettre en place les infrastructures nécessaires, apporter laide qui est indispensable. Dabord pour les réfugiés ça cest lessentiel, et puis ensuite pour que tout le monde vive dans la paix et la sécurité. Mais nous naidons et nous naiderons que les pays qui sont respectueux des droits de lhomme, qui sont des démocraties.
QUESTION Donc il ny aura pas un sou à la Yougoslavie tant que MILOSEVIC reste au pouvoir ?
LE PRESIDENT Tant que la Yougoslavie, tant que la Serbie naura pas un régime démocratique, donc, notamment tant que MILOSEVIC sera là, sauf sil reste en perdant tous ses pouvoirs et quarrive une véritable démocratie, il ny aura pas daide internationale. Vous savez, il y a quelques pays dans le monde qui, condamnés par la communauté internationale, sont sous embargo, cest dailleurs le cas de la Serbie, et qui par conséquent ne bénéficient pas dune aide internationale. Alors, il y a un problème. La situation est complexe comme vous le savez. Il y a la République fédérale de Yougoslavie, il y a le Monténégro, qui fait partie de lensemble, et qui pourtant, lui, a un régime démocratique. Cest une région autonome, cest un pays autre, cest une République autonome, dans le cadre de la Yougoslavie, mais cest une vraie démocratie.
C'est pourquoi, j'ai été si attaché pendant tout ce conflit à essayer de lui épargner les conséquences de ces interventions. Il faut que nous puissions aider le Monténégro, bien qu'il soit dans la République fédérale de Yougoslavie. C'est la raison pour laquelle, concernant la réunion qui se tiendra en Allemagne, afin de mettre au point le plan de stabilité et de développement de l'ensemble des Balkans, j'ai demandé que le Président Dukanovik, c'est-à-dire le Président du Monténégro, soit associé, dans des conditions à déterminer par la Présidence allemande, pour que l'on puisse clairement montrer que le Monténégro, lui, doit bénéficier de l'aide internationale.
QUESTION Combien cela a-t-il coûté et qui paiera le jour où il y aura une démocratie ?
LE PRESIDENT Combien cela a-t-il coûté ? On n'en sait rien, puisqu'on n'est pas encore rentré dans le Kosovo.
QUESTION On parle d'une vingtaine de milliards de francs
LE PRESIDENT Vous savez, pour le moment on ne peut absolument rien dire. Il faudra faire le bilan. Ce qui est sûr, c'est que la communauté internationale, y compris les grandes institutions financières internationales seront naturellement et collectivement mises à contribution.
Monsieur Poivre d'Arvor, je nai pas tout à fait répondu à la question que vous posiez tout à l'heure. Vous me disiez : " mais finalement la France a joué son rôle dans cette affaire ". Pourquoi ? Je voudrais faire une réflexion qui vaut pour l'avenir. C'est cela qui compte, plus que le passé. D'abord, je crois qu'on peut dire que nous avons su regarder les choses en face. Nous avons su constater qu'il était inacceptable, à la fin de ce siècle, qui avait déjà commencé très mal à Sarajevo à son début, et qui se termine mieux au même endroit, que l'on puisse connaître des politiques racistes, ethniques de cette nature. Et que, par conséquent, il fallait dire non. Vous me parliez de ce dîner que j'avais eu avec Tony BLAIR le 28 janvier dernier. S'il y avait une chose à retenir, c'est que nous avons décidé de dire non.
La deuxième raison, c'est que nous avons défendu une certaine vision de notre pays respectueux des Droits de l'homme, une certaine vision de l'Europe que nous construisons et que nous voulons être une Europe solidaire, démocratique et pacifique et s'étendant sur l'ensemble de son territoire. Enfin, une certaine vision du monde que nous voulons multipolaire, c'est-à-dire composé de grands ensembles vivant en harmonie, l'Europe étant l'un de ces grands ensembles, pour ne pas dire le premier de ces grands ensembles. Nous avions donc une certaine vision.
Enfin, et c'est peut-être le plus important, le peuple français a fait preuve d'une cohésion nationale tout à fait exemplaire. Vous l'aurez observé naturellement. On a discuté des modalités de cette action militaire mais, le peuple français a fait preuve de cohésion. Et grâce à cette cohésion, nous avons eu l'énergie nécessaire pour exister et conduire les affaires comme nous souhaitions qu'elles soient conduites. Et je voudrais une nouvelle fois remercier les Français.
QUESTION On a retrouvé cette cohésion notamment au niveau gouvernemental. Il y avait un accord parfait entre ce que pensait le Premier ministre, le ministre des Affaires étrangères et vous-même ?
LE PRESIDENT S'agissant d'opérations militaires, je voudrais rappeler que la Constitution de notre pays donne le pouvoir au Président de la République, chef des Armées. Vous le savez, pour tout ce qui est de la politique étrangère, sous la Vè République, le Président de la République a une responsabilité disons éminente.
QUESTION Ce n'est pas un domaine réservé, c'est un domaine éminent.
LE PRESIDENT Une responsabilité éminente. Pendant toute cette période, il n'y a pas eu de divergences de vues entre le Gouvernement et le Président de la République. Et cela a été aussi un élément de force, parce que, dans presque tous les pays qui nous entourent, il y a dans le domaine de la politique étrangère des divergences de vues. En France nos partenaires ont intégré le fait quil existe une solidarité, une volonté générale, et cela nous donne une grande force.
QUESTION Je vais vous poser maintenant quelques petites questions plus rapides sur ce qui va se passer à partir de demain, c'est-à-dire au Kosovo par exemple. Que souhaitez-vous, au fond, pour le Kosovo ? Cette autonomie va-t-elle aboutir peut-être à son indépendance ? Souhaitez-vous, par exemple, quil tombe dans les mains de l'UCK, d'Ibrahim Rugova, que cela soit un problème interne aux Kosovars ?
LE PRESIDENT Nous ne souhaitons pas l'indépendance du Kosovo. Et d'ailleurs, il est clairement prévu par la résolution que cette hypothèse est exclue. Ce serait très dangereux car cela pourrait remettre en cause l'équilibre de cette région et à nouveau l'engager sur des voies difficiles.
QUESTION Pensez-vous possible qu'il y ait une cohabitation entre cette population serbe et cette population d'origine albanaise, qui se haïssent aujourd'hui ?
LE PRESIDENT Je vous disais tout à l'heure que ce que nous voulions c'était une Europe dans laquelle ces pays ont vocation à être intégrés, qu'ils soient démocratiques, solidaires et pacifiques. Pour cela, il faut avant tout réimplanter la démocratie dans ces régions et que ces différents régimes soient redevenus des régimes démocratiques. Je vous parlais tout à l'heure du Monténégro : le Monténégro a un régime démocratique, il ne s'est pas illustré dans les abus que nous avons condamnés et réduits. Il en va de même pour la Macédoine et d'autres pays encore bien entendu.
Donc tout l'effort qui doit être fait dans ces pays, y compris naturellement la Serbie, c'est d'y réinstaller ou d'y installer la démocratie, avec pour objectif l'intégration dans l'Union européenne. Et le seul moyen de régler le problème des Balkans, le seul, c'est d'en faire un ensemble solidaire avec l'Europe.
QUESTION Tout au long de cette guerre, vous avez eu bien sûr des informations que nous n'avions pas. Est-ce que vous vous avez eu la certitude des massacres, des charniers, des exactions, qu'on évoquait, que certains démentaient ? Est-ce que vous êtes absolument sûr de cela ?
LE PRESIDENT Les informations dont nous disposions, et dont nous disposions de façon indiscutable, étaient suffisamment explicites pour qu'il n'y ait pas l'ombre d'un doute sur les méthodes employées par les autorités serbes dans le domaine des Droits de l'homme, aucun doute. Hélas, je crains que nous nous en apercevions dans les prochains jours ou semaines.
QUESTION - Justement sur le retour des réfugiés, vous ne craignez pas qu'il y ait un afflux soudain de réfugiés qui veulent retrouver par tous les moyens leur maison, leur village d'origine ?
LE PRESIDENT Sans aucun doute. Nous devrons, nous, la collectivité internationale, tout faire pour que les réfugiés qui le souhaitent puissent revenir chez eux dans des conditions convenables. Nous avons un problème : c'est celui de l'hiver qui va commencer - selon les endroits du Kosovo, de l'Albanie, ou de la Macédoine, aux alentours, disons, du 15 novembre - et qui est rigoureux là-bas. Il faut rendre à ceux qui le veulent des conditions normales de vie avant l'hiver et pour ceux dont les maisons, les infrastructures de vie ont été si détruites qu'il est exclu qu'elles soient reconstruites ou aménagées avant l'hiver, il va falloir faire, dès maintenant, un considérable effort pour leur permettre de passer l'hiver. Je parle naturellement de ceux - l'immense majorité - qui ne veulent pas aller ailleurs et qui veulent revenir chez eux, ceux qui disaient tout à l'heure leur joie, leur émotion et leur espoir sur votre écran.
QUESTION Une toute dernière question, M. le Président, à bien vous écouter, vous parliez tout à l'heure de tyran, de dictateur. A quel niveau considère-t-on que quelqu'un est dictateur ? A quel moment considère-t-on qu'il est insupportable ? Pourquoi est-ce qu'on n'intervient pas dans d'autres régions du monde ? Pourquoi, par exemple, n'est-on pas intervenu, il y a cinq ans, au Rwanda alors que là aussi il y a eu un génocide épouvantable ?
LE PRESIDENT C'est vrai. J'imagine que les informations n'étaient peut-être pas suffisantes. C'est une période que je n'ai pas connu en tant que responsable politique. Ce que je voudrais simplement dire c'est que la journée d'aujourd'hui a un caractère, on le dit souvent mais enfin c'est vrai, historique, dans la mesure où la morale et le droit ont triomphés de la force bestiale, de la barbarie, c'est cela la vérité.
C'est un progrès considérable pour les Droits de l'homme. C'est un progrès qui a été accompli parce que c'était en Europe peut-être, c'est vrai, à deux heures d'avion de Paris, à nos portes, sur nos terres et que nous devions être là, exemplaires. Si nous voulons pouvoir juger de ce qui se passe ailleurs, il faut d'abord que nous n'acceptions pas que ces barbaries puissent se développer sur notre propre terre européenne.
Alors ensuite il faudra progresser, vous avez raison de le dire. Le fait qu'aujourd'hui on admette que le Conseil de sécurité, l'ONU, exprime l'état de droit international. Le fait que l'on vienne de créer la Cour pénale internationale, qui est chargée de juger des hommes qui auront ignoré ou bafoué les Droits de l'homme, est un important progrès. C'est tout simplement un progrès vers la prise de conscience, vers une conscience universelle en réalité.
QUESTION - Une nouvelle morale internationale ?
LE PRESIDENT Oui, peut-être, d'une nouvelle morale internationale, mais surtout d'une conscience universelle de ce que sont les Droits de l'homme. Petit à petit, on s'aperçoit que, quelles que soient les civilisations, les origines, les philosophies, les Droits de l'homme apparaissent de plus en plus dans le monde comme des droits essentiels, fondamentaux, indiscutables. Alors ils doivent être protégés, préservés, assurés, garantis et vous voyez se mettre, petit à petit, en route un processus qui permettra, je le disais, avec l'ONU, avec la Cour pénale internationale, avec la prise de conscience qui se généralise, de créer un monde où la morale et les Droits de l'homme seront respectés. C'est pourquoi il était si important de faire cette action militaire et de la conduire à son terme.
QUESTION Je vous remercie, M. le Président, d'avoir accepté de répondre à nos questions.