Dossier Spécial Kosovo

Justice pour les Albanais du Kosovo

Rapport d’une première enquête sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité perpétrés au Kosovo (Juin 1999)

Chargés de mission :

Desanka Raspopovitch, Secrétaire générale de la FIDH
William Bourdon, avocat et Secrétaire général de la FIDH
Bénédicte Chesnelong, avocat et chargée de mission auprès du Bureau exécutif de la FIDH
Eric Plouvier, avocat et chargé de mission auprès du Bureau exécutif de la FIDH
Eric Gillet, avocat, chargé de mission auprès du Bureau exécutif de la FIDH
Alain Girardet, magistrat, chargé de mission de la FIDH
Jean-Pierre Getti, magistrat, chargé de mission auprès du Bureau exécutif de la FIDH
Rapporteur général : Bénédicte Chesnelong


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Sommaire

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Objet de la mission

Introduction

I. Genèse d'une expulsion massive préméditée

II. La situation au Kosovo avant et après les frappes de l'Otan

1. La position de l'UCK et des civils albanais au Kosovo

2. Les civils serbes des villes et villages du Kosovo

3. Les forces serbes déployées au Kosovo avant les frappes

III. Une expulsion orchestrée

1. Regroupements de population et terreur

2. Le caractère systématique et prémédité

IV. Destructions, bombardements, pillages de biens privés

V. L'extermination identitaire

VI. Les atteintes à l'intégrité physique

1. Persécutions, viols et exécutions sommaires

2. Exécutions collectives à Lipjan, dans la Drenica, et à Rahovec

VII. Les responsables

1. Les exécutants

2. Les décideurs

Conclusion

Postface

Avertissement : les noms de lieux cités dans le présent rapport le sont, le plus souvent, en serbo-croate et en (albanais). Lorsqu'ils ne sont mentionnés qu'en une seule langue, celle-ci est soit le serbo-croate soit l'albanais, langue dans laquelle se sont déroulés les entretiens. Les cartes détaillées illustrant ce rapport sont, pour cette raison, des cartes comportant des noms de villes et villages en albanais. Une carte générale du Kosovo avec les noms serbo-croate et albanais des principaux villes bourgs et villages du Kosovo figure en tête du rapport.

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Objet de la mission

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Ces premières enquêtes ont été réalisées successivement :

- au Monténégro, du 8 au 11 avril 1999, par Desanka Raspopovitch, Secrétaire générale de la FIDH et William Bourdon, avocat et Secrétaire général de la FIDH.

- en Albanie, du 21 au 26 avril 1999, par Bénédicte Chesnelong et Eric Plouvier, avocats et chargés de mission auprès du Bureau exécutif de la FIDH.

- en Macédoine, du 23 avril au 27 avril 1999, par Eric Gillet, avocat, chargé de mission auprès du Bureau exécutif de la FIDH et Alain Girardet, magistrat, chargé de mission de la FIDH.

- en Macédoine, du 28 avril au 2 mai 1999, par Jean-Pierre Getti, magistrat, chargé de mission auprès du Bureau exécutif de la FIDH.

Tous mandatés à cette fin par la Fédération internationale des Ligues des droits de l'Homme (FIDH) et Médecins du Monde.

 

Ces missions d'enquête ne consistent pas simplement en une compilation de récits spontanés, mais ont été effectuées dans une optique résolument judiciaire. Celles et ceux qui ont émis le souhait de parler se sont attachés à reconstituer, plusieurs heures durant, avec les chargés de mission, le détail des événements ayant précédé et entouré leur départ du Kosovo. Les informations recueillies ont été, de façon systématique et dans la mesure du possible, recoupées et vérifiées par, entre autres, un questionnement exigeant. Seuls les faits dont les personnes entendues ont été soit les victimes soit les témoins directs ont été retenus.

 

Une attention toute particulière a été portée notamment :

(1) à l'identité complète de la personne entendue et de sa famille élargie comportant les coordonnées tant au Kosovo qu'à l'étranger, aux lieux dans lesquels les archives d'Etat civil des familles sont conservés au Kosovo, à la situation socio professionnelle des témoins ;

(2) aux personnes manquantes de la famille afin d'identifier le lieu du dernier contact et les raisons, si elles sont connues, de l'absence ;

(3) à la situation de la région considérée au Kosovo avant l'expulsion, avant le début des frappes et, notamment, à la présence d'éventuelles forces de police ou militaires serbes d'une part et de celles de l'UCK, l'attitude des civils serbes de la région avant et après le début des assauts ;

(4) au caractère volontaire ou non du départ du Kosovo et, s'il n'est pas volontaire, aux circonstances précises de ce départ et aux personnes (identité, description, qualité...) qui l'ont suscité ou forcé ;

(5) aux destructions, pillages, incendies volontaires, le cas échéant effectués par les assaillants et à l'identité la qualité et la description précise de ceux-ci et leur manière d'opérer ;

(6) aux exactions subies par la personne entendue (coups et blessures, tentative de meurtre ou d'assassinat, tortures, viol ou tentative, persécutions....) ou dont elle a été le témoin oculaire direct ;

(7) aux conditions matérielles du départ et du trajet jusqu'à la frontière et aux faits éventuellement survenus sur ce même trajet et à l'attitude, la description, la qualité précise et l'identité des éventuelles forces serbes ayant accompagné ou encadré ce parcours ;

(8) au comportement des forces serbes à la frontière, notamment s'agissant des plaques d'immatriculation des véhicules utilisés par les albanais et leurs pièces d'identité ;

(9) aux conditions de l'accueil au plan humanitaire, aux besoins existants, à la situation sanitaire générale ;

(10) aux velléités de départ ou non pour l'étranger et de retour au Kosovo lorsqu'il sera possible.

 

Les entretiens ont eu lieu, pendant plusieurs heures, avec des femmes et des hommes, se trouvant :

- au Monténégro [1], dans les camps de Ulcijn et Rozaje ;

- en Albanie [2], soit dans le camp de transit (1 500 personnes) situé à l'intérieur du Palais des Sports de Tirana, soit dans de camp de toile (2 500 personnes environ) monté à la Piscine de Tirana, soit dans les hôpitaux civil et militaire de Tirana, soit encore chez l'habitant à Tirana, enfin au camp de Durrès ;

- en Macédoine [3], dans le camp de transit de Blace, dans ceux de Brazde, Stankovac I (22 000 personnes) et Stankovac II (19 500 personnes), chez l'habitant dans le village de Llojan ainsi qu'à Skopje.

Un peu plus de quatre-vingts personnes ont été entendues ; elles ont toutes souhaité conserver, vis-à-vis du grand public, le plus strict anonymat pour de très compréhensibles raisons de sécurité et de confidentialité, liées à d'éventuelles poursuites ultérieures des auteurs des faits relatés.

 

Les analyses faites à partir de ces témoignages doivent être appréciées au regard du nombre limité de ceux-ci.

 

Les chargés de mission tiennent à exprimer leur gratitude aux interprètes qui ont bien voulu leur apporter leur précieux concours, ainsi qu'au Fonds spécial d'aide aux missions de la FIDH sans la contribution financière duquel ces missions n'auraient pu être réalisées, et enfin à la société AIR FRANCE qui a offert certains billets d'avion.

 

Les membres des représentations de Médecins du Monde au Monténégro, en Albanie et en Macédoine doivent être chaleureusement remerciés pour leur aide et leur soutien logistique.

 

Notes :

1. Le 23 mai 1999, le UNHCR chiffrait à 64 000 le nombre de réfugiés albanais du Kosovo se trouvant au Montenegro.[retour]

2. Le 23 mai 1999, le UNHCR chiffrait à 438 000 le nombre de réfugiés albanais du Kosovo arrivés en Albanie, estimant à 300 le nombre d'entrées entre les 16 et 17 mai, en provenance du Monténégro. Le HCR signalait le départ de quelques 3 800 réfugiés situés à Kukes vers d'autres camps situés dans le Sud de l'Albanie.[retour]

3. Le 23 mai 1999, le UNHCR chiffrait à 237 600 réfugiés albanais du Kosovo se trouvant en Macédoine. 13 400 entrées nouvelles ont été comptabilisées entre les 22 et 23 mai. Les départs soit pour l'Albanie (camp de transit de Korcë), soit pour d'autres pays d'Europe étaient estimés à la même date, pour les dernières 24 heures, à 994. [retour]

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Introduction

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Les regards des Albanais du Kosovo, sont désormais tous les mêmes : à jamais éteints par le malheur individuel, familial, mais aussi et surtout collectif. Tous, brutalement expulsés de leurs maisons et de leur terre, dans cette sauvage et systématique chasse à l'homme lancée par les forces serbes, disent la peur éprouvée tout au long de cette traversée jusqu'à l'Albanie, le Monténégro ou la Macédoine, des villes, villages et campagnes du Kosovo, dévastés et pillés, en ruines ou incendiés. Ils racontent aussi la cruauté des bourreaux, le déchaînement de leur violence, absurde. Et puis, comme s'il avait fallu leur signifier un peu plus que ne devait plus subsister aucune trace de leur vie antérieure, de leur histoire, de leur identité même, il y a ces papiers, réclamés à la plupart, sans ménagement par les policiers serbes, le plus souvent au poste frontière, pour être ensuite déchirés.

 

Pour rétablir immédiatement une identité qu'on a voulu leur ravir, pour renouer avec l'humanité et en mémoire de ceux qui sont morts, pour éviter l'oubli, des femmes et des hommes, jeunes ou vieux, rescapés de ce huis clos de barbarie qu'est devenu le Kosovo depuis le 25 mars 1999[1], ont voulu raconter ce dont ils avaient été les victimes et témoins. Leur souci d'exactitude, de précision et de rigueur dans la reconstitution des événements vécus était à l'égal de leur aspiration à un besoin impérieux de justice. Il n'est pas une personne entendue qui n'ait exprimé ce vœu pour que d'individuelle, la mémoire des exactions commises par les forces serbes et subies par la communauté albanaise du Kosovo, grâce à la poursuite et au jugement de leurs responsables, prenne une signification sociale.

 

Parce que ce que chacun ou chacune a vécu et vu est singulier, parce que plus de 750 000 [2] à l'heure où nous écrivons, ils risquent d'être plus nombreux encore demain à vouloir faire le récit des crimes commis à leur endroit ou à celui de leurs proches, la tâche entreprise est immense, ne fait que débuter et devra, pour permettre que la vérité et la justice soient dites, être menée à bien.

 

Notes :

1. Le 25 mars 1999, Alexander Vucic, ministre serbe de l'Information, annonce " l'expulsion des journalistes de médias étrangers originaires de pays qui participent ou ont mis leur territoire à la disposition de l'agression de l'otan". Le vendredi 26 mars 1999, tous les journalistes concernés ont quitté le Kosovo, ainsi que les membres de la plupart des organisations humanitaires et les 2000 vérificateurs de l'OSCE dépêchés sur place, à l'issue de la signature, le 13 octobre 1998, de l'accord entre Richard Holbrooke et Slobodan Milosevic. Le lundi 29 mars 1999, le CICR annonce quitter à son tour le Kosovo, ses représentants au Kosovo étant empêchés de façon systématique par les forces serbes de travailler. [Retour]

2. Il s'agit ici du nombre, au 23 mai, de réfugiés présents en Albanie, au Monténégro et en Macédoine. D'autres pays voisins, comme la Bosnie Herzegovine, ou plus lointains, comme la Turquie ou des pays européens, ont accueilli des réfugiés qui ne sont pas comptabilisés dans ce chiffre. Par ailleurs, les départs relativement importants qui s'effectuent chaque jour depuis la Macédoine tendent à maintenir un chiffre de l'ordre de 250 000 maximum dans ce pays, qui craint d'être déstabilisé et de ne pouvoir faire face à une trop grande présence de réfugiés albanais. Le HCR chiffrait à 60 871 le nombre de réfugiés évacués depuis le 6 avril vers d'autres pays européens, l'Australie, la Scandinavie, Israël et l'Amérique du Nord. Ce chiffre, ajouté à celui des réfugiés restés dans la zone de conflit, portait à cette même date du 23 mai à un peu plus de 900 000 le chiffre des albanais expulsés du Kosovo. [Retour]

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I. Génèse d'une expulsion massive préméditée

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Dès 1986, le devenir du Kosovo était écrit. Le mémorandum [1] élaboré par l'Académie des Sciences de Serbie allait donner au Président de la Ligue Communiste de Serbie, Slobodan Milosevic, les outils de son ambition politique. Le document consiste, entre autres, en un sévère réquisitoire contre la politique titiste de découpage et de large autonomie octroyée aux provinces et en une dénonciation du sort réservé aux serbes du Kosovo. La répression à l'encontre des albanais dans cette province autonome est pourtant alors importante, depuis notamment les manifestations de 1981. Les heurts qui opposent la communauté albanaise à la communauté serbe sont vite montés en épingle par le Mémorandum, qui ne craint pas de parler à propos de la situation des serbes du Kosovo, de "génocide" [2] pour mieux réveiller les passions nationalistes. On y lit notamment : "Depuis 1981, les albanais du Kosovo font la guerre aux serbes". Ce que l'on y qualifie de "génocide physique, politique, judiciaire et culturel de la population serbe" est présenté comme la plus grande défaite de la Serbie depuis 1804 [3] et les exactions commises par les albanais y sont comparées à celles infligées par les Ottomans. Le grand rassemblement serbe organisé en avril 1987 à Kosovo Polje (Fushe Kosovë), près de la capitale kosovare, marque le début d'une politique de répression systématique à l'encontre des albanais du Kosovo et d'une radicalisation du régime de Belgrade, le tout orchestré par Milosevic.

 

Début 1989, Milosevic envoie les troupes au Kosovo pour mater une grève de mineurs albanais : l'intervention se solde par 24 morts côté albanais et l'arrestation de plus de 500 personnes. Le 28 juin 1989, Milosevic célèbre en grande pompe l'anniversaire de la défaite des serbes - et des albanais, aux côtés desquels ils s'étaient battus contre l'ennemi d'alors - lors de la bataille du Champ des Merles contre les Ottomans (1389) et cristallise dans cette célébration le nationalisme grand serbe renaissant. Milosevic se pose, ce jour là, en rassembleur messianique de la nation serbe :

 

"La bataille du Kosovo comporte en elle même un grand symbole. Celui de l'héroïsme. Il est présent dans nos chants, dans nos danses, dans notre littérature et notre histoire. L'héroïsme du Kosovo a, six cents ans durant, inspiré notre créativité, nourri notre fierté, et nous ne pouvons pas oublier que nous avions une grande armée, courageuse et fière, l'une des rares qui, en dépit de ses pertes, n'a jamais été totalement défaite.

 

Six siècles plus tard, nous sommes à nouveau engagés dans des batailles, nous affrontons de nouvelles batailles. Ils ne s'agit pas encore de batailles avec des armes, mais il ne faut pas en exclure l'éventualité. Quelle que soit la forme de ces batailles, nous ne pourrons pas les emporter sans détermination, courage et sacrifice, sans ces vertus qui n'ont jamais quitté cette terre du Kosovo. Notre grande bataille aujourd'hui est de conquérir une prospérité, économique, politique, culturelle et sociale et une avance fructueuse vers la civilisation dans laquelle vivra notre peuple au XXI ème siècle." [4]

 

Quelques mois plus tard, le 28 septembre 1990, le Parlement serbe modifie la Constitution et met fin à l'autonomie du Kosovo et de la Voïvodine. Le Kosovo est désormais sous la main de fer de Belgrade : les neuf années qui suivent se caractérisent par la répression [5] et la politique d'apartheid systématiques pratiquées au préjudice de la communauté albanaise qui représente 90% de la population de cette province. Les violations des droits de l'Homme y sont aussi graves qu'innombrables et régulièrement condamnées par la Commission des droits de l'Homme des Nations Unies. Rien n'y fait, l'appareil répressif est en marche et ira crescendo, en dépit de la politique pacifiste d'Ibrahim Rugova, Président de la République autoproclamée du Kosovo, qui réclame sans succès, l'indépendance pour le Kosovo, que nul n'est disposé en Serbie à accepter, y compris dans les partis d'opposition.

 

Après les guerres de Croatie et de Bosnie, dont Milosevic - comme ses plus fidèles alliés - sort impuni, en dépit des crimes de guerre et contre l'humanité qui y sont commis sur son ordre, par les forces serbes, celui-ci lancera, fin février 1998 une offensive d'envergure dans la Drenica, présentée comme le foyer de l'UCK, cette alors mystérieuse et peu consistante [6] Armée de Libération du Kosovo. Plus qu'une opération défensive face à une menace "terroriste" comme tente de le faire croire Belgrade, il s'agit bien là d'une expédition punitive à l'encontre de civils albanais, totalement disproportionnée à l'attaque, quelques jours plus tôt par quelques soldats de l'UCK, d'un commissariat de police : 25 morts à Sbica (Skenderaj), Lausa (Llausha) le 28 février 1998, 38 morts à Prekaz deux jours plus tard [7]. Les renforts des forces spéciales serbes, dépêchées au Kosovo avec blindés, automitrailleuses et chars, augmenteront au fil des mois suivants.

 

Le printemps et l'été 1998 seront ponctués de combats de plus en plus meurtriers pour les civils albanais entre les forces serbes et l'UCK. Juillet 1998 est marqué par des offensives armées serbes de très grande envergure où l'UCK perd quelques bastions.

A la fin de l'été 1998, la situation est alarmante [8] et ne laisse plus de place au doute sur la résolution de Belgrade d'en finir avec le Kosovo et les Albanais qui le peuplent : combats tous azimuts, destructions systématiques des habitations et villages albanais, pillés avant d'être brûlés, politique de terreur dans les villes où le couvre feu est instauré, déplacements massifs de population [9], violation des règles les plus élémentaires du droit humanitaire, fuite, déjà, vers l'Albanie et le Monténégro de quelques 64 000 albanais, civils albanais tués lors des assauts de villages, campagne de répression sans précédent, avec intimidations, arrestations en masse, torture, - plusieurs fois jusqu'à ce que mort s'en suive -, pratiquée par la police, jugements expéditifs et iniques se soldant par des années de prison.

 

Après la signature des accords d'octobre 1998, imposée à Milosevic à la suite de la découverte du massacre de Gornje Obrinje, l'arrivée d'une part de quelques 2 000 vérificateurs de l'OSCE au Kosovo, d'autre part, de l'hiver, favorisera un léger apaisement et permettra surtout à Milosevic de préparer et renforcer ses troupes pour l'assaut final. Début 1999, les accords d'octobre 1998 sont ouvertement violés par Milosevic : le quota maximum de troupes serbes tolérées au Kosovo est largement dépassé, les vérificateurs de l'OSCE éprouvent de plus en plus de difficultés [10] à assurer leur mission du fait des obstacles élevés par les forces serbes. Ils signalent ainsi, le 1er février 1999, "une recrudescence du harcèlement des représentants d'organisations internationales par la police et les civils serbes" [11]. Il faudra les images du massacre de Racak, le 16 janvier 1999, pourtant similaire à d'autres commis antérieurement, mais passés inaperçus dans les media, pour que l'opinion mondiale découvre enfin la réalité du drame vécu par les Albanais du Kosovo depuis 10 ans et que la diplomatie s'accélère soudainement, mais sans doute trop tard. A la Conférence de Rambouillet, qui s'ouvre le 6 février 1999, la composition de la délégation serbe en dit long déjà sur l'irréversibilité de la position de Belgrade à propos du Kosovo.

 

Le 22 février, les quinze jours de négociations se soldent par un échec. Rendez-vous est donné aux deux délégations pour tenter une nouvelle fois de trouver un terrain d'accord. Les trois semaines qui séparent la fin de la Conférence de Rambouillet de l'ouverture de celle de Paris permettront à Milosevic de faire descendre au Kosovo des renforts importants : forces spéciales mais surtout cette fois, militaires en grand nombre. Avec la mise en place de ses troupes au Kosovo, Milosevic défie ouvertement la communauté internationale et les pays de l'Otan qui, depuis plusieurs mois, menacent de frapper la Serbie à défaut d'accord.

 

Sans surprise la délégation serbe campe à Paris sur sa position de refus d'une présence des forces de l'Otan pour faire respecter l'accord de paix que la délégation albanaise accepte, elle, de signer. Le 24 mars 1999, un membre de la délégation albanaise, joint par téléphone à Pristina quelques heures avant le début des frappes, décrit le climat de terreur absolue qui règne désormais dans la capitale du Kosovo où les forces spéciales et militaires sont omniprésentes : "Nous savons tous que nous allons vivre des temps très difficiles, sans doute les pires que nous ayons jamais connus...." .

 

Deux jours plus tard, après le départ des vérificateurs, des organisations humanitaires et des journalistes étrangers, reconduits à la frontière, le Kosovo se referme : ce qui s'y est passé et s'y passe encore à partir de cette date, commence d'être reconstitué grâce aux récits qu'en font les centaines de milliers d'albanais qui se pressent aux frontières d'Albanie, du Monténégro et de Macédoine, chassés de leur terre par les forces serbes.

 

Notes :

1. Texte très inspiré d'une pétition adressée antérieurement au Parlement serbe par l'écrivain nationaliste Dobrica Cosic dénonçant le "génocide" souffert par les serbes du Kosovo. [Retour]

2. Le qualificatif relève bien sûr de la surenchère verbale, ce que souligne Paul Garde dans son ouvrage Vie et mort de la Yougoslavie, Editions Fayard. Il ajoute sur le climat qui règne alors au Kosovo : " La violence est pratiquée de tous côtés. Mais depuis 1945, la violence serbe est le fait de l'Etat et des institutions : police, armée, et elle a longtemps été intermittente (elle est devenue permanente depuis 1986). La violence albanaise est le fait d'individus, elle est diffuse et sentie comme constante et omniprésente." [Retour]

3. 1804 marque le début du soulèvement serbe contre les janissaires ottomans mené par Karageorge (Djordje Petrovic, dit George le Noir) qui se soldera, en 1813, par une cuisante défaite pour les Serbes. [Retour]

4. Extrait du discours prononcé au Kosovo en juin 1989 par Slobodan Milosevic (" Kosovo i sloga"). [Retour]

5. Cf Rapports de missions de la FIDH, septembre 1989, et avril 1990.[Retour]

6. Elle ne compte alors que quelques centaines d'hommes. L'offensive sur la Drenica et les morts albanais qui en sont les victimes suscitera, dans les mois qui suivent, un extraordinaire engagement, principalement des jeunes albanais éduqués dans les écoles et universités parallèles et sceptiques désormais sur l'efficience d'une politique pacifiste comme celle du Président Rugova. Rejoignent également les rangs de l'UCK de nombreux représentants de la diaspora albanaise du Kosovo. L'homogénéité de ce mouvement de guérilla reste très aléatoire, mais tous ses membres se rejoignent sur l'objectif de la lutte armée : l'indépendance du Kosovo. Lors de l'été 1998, on chiffre à environ 15 000 les soldats de l'UCK. [Retour]

7. Cf Rapport FIDH N° 257: Le Kosovo sous la terreur de Milosevic (I), mars 1998. [Retour]

8. Cf Rapport FIDH N° 265 : Le Kosovo sous la terreur de Milosevic (II), septembre 1998. [Retour]

9. Le HCR dénombre 167.000 déplacés à l'intérieur du Kosovo le 10 août 1998. [Retour]

10. Cf. les rapports quasi quotidiens de la KVM qui attestent à la fois du non respect des engagements de retrait des troupes du Kosovo et des difficultés rencontrées avec les serbes qui interdisent notamment à la mission l'accès au champ des hostilités. [Retour]

11. Cf Rapport KVM/KDOM du 1er février 1999. [Retour]

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II. La situation au Kosovo avant et après les frappes de l’Otan

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1. La position de l'UCK et des civils albanais au Kosovo

Depuis octobre 1998, date de signature des accords Holbrooke-Milosevic, les combats opposant l'UCK aux forces serbes n'ont jamais véritablement cessé. Les accrochages se sont multipliés, de plus en plus violents. Fin décembre 1998, un assaut avec chars et blindés, supposé répondre au meurtre d'un policier par un soldat de l'UCK, est lancé sur les villages jusqu'alors épargnés de la région de Podujevo (Podjevë) au nord du Kosovo : 16 albanais trouvent la mort, dont la majorité sont des civils. Début 1999, ce sont des villages du Sud qui sont à leur tour le théâtre de combats et dans lesquels les forces déployées par les serbes sont très disproportionnées par rapport aux "provocations" isolées de l'UCK auxquelles elles répondent.

 

Jusque mi-mars 1999, des troupes (forces spéciales, militaires et paramilitaires) serbes gagnent en très grand nombre le Kosovo, l'accès au Kosovo d'éventuels renforts pour l'UCK devient de plus en plus problématique et dangereux ; à Rambouillet puis à Paris, les négociations s'enlisent définitivement.

 

Une chose semble acquise à écouter les récits de ceux en provenance des régions du centre, de l'ouest et du sud-ouest du Kosovo : si certains villages sont encore, aux dires de leurs habitants, "sous la protection" de l'UCK, celle-ci ne s'exerce plus au cœur même des villages comme c'était le cas pendant toute l'année 1998.

 

Désormais, - et ceci est confirmé, lors d'entretiens avec eux, par certains des blessés rapatriés en Albanie pour y être soignés -, les soldats de l'UCK mènent une guérilla de maquis, avec des moyens qui paraissent dérisoires comparés à ceux dont dispose l'assaillant serbe : ils occupent les positions reculées, dans les montagnes, le plus souvent, dont l'accès est, sinon impossible, très difficile pour les blindés et chars serbes.

 

Ce retrait vers "l'arrière" est encore plus vrai depuis la grande offensive des forces serbes, lancée en de multiples points du Kosovo, en mars 1999. C'est sans doute là l'une des différences essentielles de la situation sur le terrain en mars-avril 1999 avec ce qu'elle était durant l'année 1998. Il n'y a plus de combats dans les villages entre les forces serbes et l'UCK, il ne subsiste plus aucune résistance armée au sein des villages ; les forces serbes sont désormais en surnombre, comme elles ne l'ont jamais été, et leur tâche pour terroriser et forcer au départ les civils s'en trouve extrêmement simplifiée voire facilitée. Les civils albanais sont quant à eux exposés comme ils ne l'ont jamais été aux exactions des forces serbes, mais aussi des civils serbes, dont on verra le déchaînement de violence, après le début des frappes de l'Otan.

 

Il est permis, dès à présent, d'affirmer, au regard des premiers témoignages recueillis, que ces exactions sont de beaucoup plus grande ampleur et les souffrances endurées par les populations civiles albanaises nettement plus graves, dans les régions connues pour avoir été des bastions de l'UCK.

 

Un soldat de l'UCK (il a rejoint l'UCK en janvier 1998), parvenu en Albanie le 20 avril 1999 après avoir été grièvement blessé au Kosovo, explique : "J'ai débuté dans la Drenica puis j'ai tourné, je suis allé me battre dans d'autres poches qui étaient en difficulté. Le Kosovo avait été divisé en six zones, au Nord, au Sud, au centre, à l'ouest dans lesquelles l'UCK avait des hommes et se battait ... Aujourd'hui c'est le chaos complet, nous perdons des places, de plus en plus et depuis mars, nous nous replions vers les montagnes à l'Ouest essentiellement. Le vrai problème ce sont les civils au Kosovo, ils sont sans défense il faut l'avouer, pris en otage par les serbes quand ils n'ont pas réussi à gagner la montagne pour se placer sous notre protection. Hier, j'ai reçu un appel d'un camarade de l'UCK qui est sur le terrain. Il est avec des civils qui ont pu s'échapper, ils survivent tant bien que mal en raison du manque de plus en plus criant de nourriture ...". L'homme assistera impuissant de son refuge, haut placé, début avril 1999 au bombardement aérien par un Galeb de l'armée serbe [1], d'un hameau dans lequel s'étaient réfugiés des centaines de civils, ayant fui les assauts de l'artillerie serbe donnés sur un village voisin.

 

Le lendemain matin, après le retrait des forces serbes, il descendra constater les dommages causés : "J'ai très nettement vu les deux avions, je les ai immédiatement reconnus : des Galeb, volant à très basse altitude. L'un d'eux seulement a lâché 4 paquets de bombes sur le village. En entrant dans le village le lendemain, nous avons découvert des corps déchiquetés partout, dans les cours des maisons, dans les maisons, dans les voitures où les gens s'étaient entassés pour dormir tant il y avait de monde dans les maisons, parfois jusqu'à 200 personnes. Nous avons trouvé quelques survivants qui s'étaient cachés et mis suffisamment à l'abri pour échapper aux bombes. Treize personnes de ma famille sont mortes dans ce bombardement... Cela n'était pas une opération de représailles, il n'y avait que des civils sans défense qu'on voulait tuer délibérément, absolument". Un autre, interrogé, sur la situation qui règne au Kosovo qu'il a quitté quelques jours plus tôt après avoir été blessé : "Nous ne savons rien de ce qui se passe dans les villages, nous sommes dans les montagnes où les serbes tentent parfois de venir nous débusquer ; de loin on voit des maisons en flammes... ce sont les civils qui vous diront ce qui se passe dans les villages, ce sont eux qui sont en première ligne".

 

De fait, un autre combattant de l'UCK, évacué au Monténégro après avoir été blessé au combat le 9 avril dans la région de Novo Selo (Novosellë), au Nord de Pec (Pejë), puis parvenu en Albanie où il se sent plus en sécurité, confirme la guerre de maquis qui prévaut désormais et la faiblesse de l'UCK, face à l'assaillant serbe, en nombre très important et lourdement armé : "Aussitôt après les frappes, nous (l'UCK) avons pris le maquis. Nous n'avons pas vu ce qui se passait à Pejë ou ailleurs dans la région. La seule chose que j'ai entendue de loin, ce sont les bombardements de l'OTAN sur la caserne de Pejë. Des combats ont lieu dans le maquis. Au nord de NovoSellë, il y avait une ligne de front. J'étais avec d'autres en première ligne, armé d'une arme anti chars ; nous étions une centaine de soldats de l'UCK face à 400 à 500 hommes des forces spéciales en première ligne et des militaires serbes à l'arrière lourdement armés. Il y avait aussi des chars et des blindés. L'assaut a été donné à 6 heures le matin. A 16 heures, j'ai été touché au côté gauche par un éclat de grenade, alors que j'étais en train de transporter le corps d'un soldat blessé. Depuis le début de l'offensive, le matin, il y avait un mort et huit blessés parmi nous".

 

2. Les civils serbes des villes et villages du Kosovo

Depuis longtemps et notamment depuis la suppression de l'autonomie du Kosovo, les civils serbes sont nombreux à posséder des armes. Pour autant, beaucoup de familles serbes et albanaises avaient conservé de bonnes relations de voisinage. Mieux, les affrontements entre les forces serbes et l'UCK pendant toute l'année 1998 amenèrent certaines de ces familles serbes et albanaises à pactiser entre elles pour s'assurer mutuellement d'une défense réciproque, si elles devaient être prises à partie, selon qu'elles sont serbes ou albanaises, par des soldats de l'UCK ou des forces serbes.

 

Ces pactes seront rompus fin mars : un témoin, survivant d'une exécution collective, explique de quelle façon les civils serbes d'un village, voisin d'un autre village albanais, ont activement participé aux exactions contre les albanais, au total mépris du pacte conclu. L'attitude des civils serbes installés dans des bourgs, déjà investis, avant même le début des frappes, par les forces serbes parce que situés à des points névralgiques du Kosovo, est elle, résolument hostile.

 

Un vieil homme de la région de Kosovo Polje (Fushë Kosovë) [2], raconte comment, plusieurs jours avant que ne débutent les frappes et alors que les négociations reprennent à Paris, les forces serbes investissent une partie du bourg, chassent les albanais de leurs maisons où ils s'installent et créent une zone de démarcation : d'un côté les albanais, entassés dans leurs maisons et hébergeant ceux qui ont été chassés de la zone désormais occupée par les serbes. De l'autre, la zone serbe, où aucun albanais n'est autorisé à pénétrer : "Les civils serbes avaient des armes depuis longtemps et nous le savions. Mon voisin était serbe et je savais qu'il avait des armes depuis 1990 [3]. Jusqu'en février 1998 nous avions des relations normales. Après l'offensive dans la Drenica, les choses ont changé radicalement. Nous ne nous sommes plus jamais parlés depuis cette date, ses enfants avaient des armes et ne s'en cachaient pas. Quelque chose, le 28 février 1998 [4], s'est définitivement cassé et aujourd'hui l'irréparable a été commis".

 

Certains racontent la manière dont les policiers serbes ont, dans les jours précédant les frappes, distribué largement des armes aux civils serbes. Un homme de Dakovica (Gjakovë), dans l'ouest du Kosovo, indique : "Le lendemain des frappes, les civils sont sortis dans les rues armés jusqu'aux dents, même les enfants étaient armés. Il régnait un climat de folie, de terreur absolue".

 

Cette montée de la violence parmi les civils serbes est confirmée, dès le mois de février, par les vérificateurs de l'OSCE. Le 5 février 1999, ceux-ci relèvent : "A Stimhe (Stimlje), hier, un groupe de l'UNHCR et de la KVM transportant une cargaison humanitaire a été intercepté et gardé en otage brièvement par un groupe de civils serbes". Le 23 février, à nouveau : "Hier, dans le village de Lipjan (Lipljan), trois civils serbes armés ont arrêté un convoi de la KVM et ont menacé de tuer les membres de la mission si ceux-ci retournaient dans le village" [5]. Ces civils serbes ne craignent d'ailleurs pas de manifester leur hostilité à l'égard de l'OSCE dont les véhicules, est-il rapporté le 18 mars 1999, "sont pris d'assaut par des foules de civils qui jettent des pierres" [6].

 

C'est surtout un déchaînement de violence contre les albanais qui est constaté dans la région de Mitrovica (Mitrovice), au nord de Pristina (Prishtinë) ou encore de Klina (Klinë), sur la route qui relie Pristina (Prishtinë) à Pec (Pejë): "Les civils serbes avaient tous des armes depuis longtemps, mais ils ne les avaient pas sorties jusque là. Après les premières frappes, ils sont devenus comme fous, certains avaient des armes automatiques, d'autres des couteaux".

 

Un habitant de la banlieue de Pristina (Prishtinë), ouvrier à la centrale d'Obilic (Obiliq), où il s'est rendu chaque jour jusqu'au 29 mars, explique le basculement qui s'est produit au lendemain des frappes dans Pristina (Prishtinë) et à Obilic (Obiliq) : "Les civils serbes étaient tous armés depuis les années 1990, nous le savions et faisions attention. Ils régnaient en maîtres dans la ville. A la centrale, avant la suppression de l'autonomie il y avait 1200 ouvriers albanais pour 700 serbes. Après la suppression de l'autonomie ils ont "mis en vacances" 700 albanais ; en d'autres termes ces 700 là ne devaient plus venir à la centrale et ne touchaient plus que le ¼ de leur salaire. Quand les frappes ont débuté, j'ai continué de prendre le bus qui fait le ramassage des ouvriers dans Prishtinë (Pristina) et les emmène jusqu'à Obiliq. A la centrale, je pouvais travailler, mais les serbes n'adressaient plus la parole aux albanais et nous n'avions aucune envie de leur parler non plus. L'atmosphère était très tendue. Du 24 au 26 mars, on arrivait encore à faire des courses dans un ou deux magasins près de chez nous, mais nous ne traînions pas. A partir du 27 mars, tout est devenu différent : les civils serbes de la ville, des jeunes surtout, se sont déchaînés. Ils se sont mis à tirer sur tout ce qui bougeait, à casser et piller systématiquement les magasins albanais, à se livrer à des actes de vandalisme d'une violence inouïe. Ma femme ne sortait plus, nous avions 100 kilos de farine en réserve, nous pouvions tenir quelque temps. Le 29 mars, c'était un lundi, j'ai pris le bus pour aller à la Centrale. En chemin, je n'ai vu aucun albanais dans les rues ou sur la route, seulement des policiers, des paramilitaires et des miliciens civils serbes, et aussi des tanks et des blindés sur la route menant à Obiliq. J'ai vu sur le bord de la route cinq cadavres en divers endroits avant de parvenir au premier check point d'Orlaj (Orlovic). En rentrant le soir, l'ambiance était encore plus électrique. Les deux jours suivants, je n'ai pas osé sortir. De ma fenêtre, le 30 mars, j'ai vu mon voisin, un ingénieur (il cite son nom) qui avant les " mises en vacances" de 1990, travaillait à la centrale. Deux jeunes serbes l'encadraient et l'un d'eux lui braquait le canon de son arme sous le menton. Ils sont allés jusqu'à sa voiture, une Mercedes 240, garée devant ma maison. Arrivés à la voiture, je l'ai vu leur donner les clefs : les deux types sont montés dans la voiture et sont partis à toute allure. Je ne sais pas si ce sont eux qui sont revenus ensuite, mais le jour où je suis parti avec ma femme et une voisine pour aller prendre le train [7] parce que les policiers nous avaient sommés de partir, j'ai vu en sortant dans la rue, le cadavre de X.... par terre. Un autre voisin que j'ai retrouvé dans la colonne m'a dit qu'il avait été témoin de son exécution par un civil qui, après l'avoir mis en joue, a tiré deux balles. X... se serait effondré aussitôt. "

 

Un autre habitant du centre de Pristina (Prishtinë) [8] explique dans quelles conditions de nombreux civils serbes de la capitale kosovare ont rejoint les milices constituées dans les jours précédant les frappes. "J'ai reconnu dans un groupe de paramilitaires et de miliciens qui mettaient à sac des magasins albanais du quartier, des serbes de Fushë Kosovë (Kosovo Polje). Ils tiraient dans les vitrines des magasins à l'arme automatique. Cela s'est passé le 28 ou le 29 mars. Le seul magasin laissé intact était un magasin albanais vendant des appareils électroménager. En fait, les propriétaires, les frères Ismaïli, ont été retrouvés égorgés dans leur dépôt . J'ai vu leurs corps : le dépôt comme le magasin étaient juste derrière mon immeuble. Je ne sais pas qui les a égorgés. La police est ensuite venue". De nombreux témoins ont déclaré avoir reconnu parmi leurs assaillants, et notamment les paramilitaires, certains des civils serbes de leur quartier ou village.

 

Plusieurs personnes entendues en Macédoine, en provenance de Pristina ou de Lipljan, soulignent qu’il était de notoriété publique que les civils serbes avaient reçu des entraînements de type militaire, dans les mois précédant les frappes de l'Otan.

 

Ainsi raconte t-on que l'on voyait disparaître ces civils quelques jours ; ils ne cachaient d'ailleurs pas les raisons de leur soudaine et temporaire absence de la ville. C’est surtout à partir du mois de mars 1998, soit après la première offensive dans la Drenica, que la "mobilisation" des civils serbes parait être devenue vraiment perceptible et significative. Plusieurs personnes déclarent les avoir vus, entretenant leurs armes, ostensiblement "sur leur terrasse". De même, les jours de liesse (pour fêter une victoire de l’équipe de football yougoslave à la Coupe du Monde en 1998 ou la Nouvelle Année 1999), ils ne craignaient pas de parader dans les rues, armes en mains, en tirant des coups de feu en l'air pour manifester leur enthousiasme. "Ils ne visaient personne, mais il fallait se protéger car les balles fusaient de tous côtés", précise un habitant albanais de Pristina, parvenu en Macédoine.

 

Celui-ci comme d'autres albanais de Pristina expliquent que dans la capitale du Kosovo l'atmosphère s'était particulièrement détériorée dès les premiers mois de l'année 1999 : cafés incendiés, attentats à la bombe détruisant en plein centre de Pristina des magasins tenus par des albanais. La tension persistante de jour comme de nuit, oblige à la prudence Les parents ne laissent plus leurs enfants aller à l’école : on organise entre voisins des cours à la maison. Les rues se vident chaque jour un peu plus et nul n'ose plus sortir, dès la nuit tombée. De jour, personne n'est à l'abri d'un contrôle d'identité "musclé" : beaucoup d'albanais sont ainsi arrêtés en pleine rue, sans motif, et battus de façon quasi systématique, souvent aussi emmenés au commissariat. Début mars 1999, la tension est extrême. Les habitants de Pristina constatent une présence policière dans la ville, notamment le jour, de plus en plus importante. Des civils serbes, enrôlés dans les paramilitaires, s'affichent sans scrupules dans les rues de la ville, dans leur tenue flambant neuve.

 

Outre ce déploiement des forces de l'ordre, - jamais vu dans les rues de la ville-, qui attise leur inquiétude, les habitants de Pristina constatent dans les quinze premiers jours de mars, l'arrivée d'un grand nombre de déplacés des villages des environs de la capitale. "A voir tous ces gens arriver dans la ville, on se doutait que quelque chose était en train de se faire, mais on ne comprenait pas ce que cela pouvait bien être", explique un albanais de Pristina.

 

3. Les forces serbes déployées au Kosovo avant les frappes de l'OTAN

Au moment même où s'ouvrent à Rambouillet les négociations entre les délégations serbe et albanaise, l'accord d'octobre signé entre Holbroooke et Milosevic est ouvertement bafoué. Jamais, en effet, les forces serbes déployées au Kosovo n'auront été aussi nombreuses. Dès le mois de février 1999, les vérificateurs de l'OSCE signalent l'arrivée de troupes non seulement des forces spéciales (police) qui sont majoritaires sur le terrain depuis mars 1998, mais aussi et surtout, militaires, alors que la présence de ces dernières était jusqu'alors demeurée très marginale. Le 19 février, les vérificateurs relèvent d'importants mouvements de troupes à l'intérieur du Kosovo, mais aussi vers le Kosovo en provenance de Serbie.

 

Les régions de Podujevo (Podjevë) au Nord (axe principal vers Pristina en provenance de Nis), de Vuctrin (Vushtrri), un peu plus au sud vers Pristina (Prishtinë) et de Stimje (Shtime) au Sud de Pristina non loin d'Urosevac (Férizaj), sont particulièrement visées par ces mouvements militaires.

 

Le 22 février 1999, soit un mois avant les frappes et le jour même de la clôture de la réunion de Rambouillet, la KVM note : "Samedi, les forces serbes ont bombardé le village de Studencan [9], contraignant à la fuite des centaines d'albanais... D'importants mouvements militaires et de forces spéciales ont été remarqués au Kosovo. Plusieurs convois de blindés et de camions ont été vus aux alentours de Podjevë et de Shtimhe. Il y a aussi des rapports selon lesquels, depuis quelques jours, des réservistes ont été appelés sous les drapeaux au sein de la population civile serbe." [10]

Le 24 février, à nouveau, les vérificateurs soulignent : "Les rapports de ce jour en provenance de plusieurs points de la province indiquent que les forces serbes continuent d'évoluer, se renforcent et que se déploient des forces spéciales et militaires. Les garnisons sur les frontières ou proches des frontières du Kosovo paraissent être celles qui sont les plus renforcées".

 

Le lendemain, les organisations humanitaires (CRS, UNHCR) s'émeuvent du bouclage de nombreuses routes à l'intérieur du Kosovo, rendant l'acheminement de l'aide humanitaire et notamment alimentaire, extrêmement difficile voire impossible [11]. Le 26 février, ce sont 8 véhicules et 21 membres de l'OSCE qui se voient refuser l'entrée au Kosovo à la frontière macédonienne. Le même jour, on signale des troupes et des tanks serbes massés le long des frontières avec la Macédoine et l'intensification des assauts donnés par l'armée serbe aux positions de l'UCK dans le nord et le sud de la province.

 

Le 1er mars, la KVM indique: "Il existe des signes continus selon lesquels le renforcement des forces armées et spéciales tendent à une offensive majeure contre les albanais, à la fois l'UCK et les civils. Les actes de violence rapportés ces derniers jours dans les régions de Bukos et de Pustenik laissent présager une grande offensive." [12]

 

La situation ira en empirant chaque jour suivant.

 

Le 19 mars, la KVM rapporte : "L'offensive débutée il y a plusieurs jours déjà parait s'intensifier. Les forces serbes sont particulièrement actives à l'encontre des places fortes de l'UCK que sont Podujevo (Podjevë) et l'ouest de Vuçtrin (Vushtrri). Dans cette région, les forces serbes paraissent vouloir s'attaquer aux bases arrières de l'UCK dans les monts de Cicavica. Hier, l'UNHCR chiffrait à 7 000 le nombre de civils albanais qui avaient fui les combats faisant rage dans les villages de Korisa (Korishe) et Kabas (Kabash) [13], après que les forces serbes aient bombardé ceux-ci situés au Nord de Prizren (Perzeren). On a décrit ce déplacement forcé de population comme l'un des plus importants depuis le début de l'offensive l'année dernière" [14]

 

Le 22 mars 1999, soit deux jours avant que les frappes de l'Otan ne débutent, on chiffre à 250 000 le nombre de déplacés à l'intérieur du Kosovo. Fin août 1998, on estimait le nombre de personnes déplacées à l'intérieur de la province entre 250 000 et 300 000. Début décembre 1998, soit un mois et demi après la signature de l'accord de cessez-le-feu Hollbrooke-Milosevic, la plupart des personnes déplacées, entre le printemps et l'été 1998, avait pu retrouver un abri, même si 175 000 d'entre elles n'avaient pas encore pu regagner leur foyer [15], souvent détruit ou incendié lors des combats de l'été.

 

Ainsi, en l'espace de deux mois, les assauts incessants des forces serbes provoquent à nouveau le déplacement de 250 000 personnes : la machine infernale est déjà à l'œuvre et s'emballera davantage dans les jours suivants, toutes les conditions étant réunies pour réaliser cette fois-ci cette massive expulsion, préparée de longue date.

 

Notes :

1. Il est désormais confirmé que les avions de l'Otan laissent voler sans les neutraliser les avions serbes à moins de 5 000 mètres d'altitude. Cf. Libération "Les avions serbes volent en toute liberté", 24/25 avril 1999. [retour]

2. Gros bourg proche de Pristina. C'est là que tombent sur une caserne de la police serbe les premières bombes lâchées par l'Otan sur le Kosovo. [retour]

3. 1990 est l'année de la suppression de l'autonomie du Kosovo. [retour]

4. Première offensive serbe dans la Drenica. [retour]

5. Cf. rapports KVM/KDOM des 5 et 23 février 1999. [retour]

6. Cf. rapport KVM/KDOM du 18 mars 1999. [retour]

7. Parvenu dans un premier temps en Macédoine par le train à Blace, il sera ensuite "expédié" avec d'autres du camp de transit en Albanie. [retour]

8. Quartier Dardania, non loin de l'hôtel Grand. [retour]

9. village entre Orahovac et Suva Reka au SO du Kosovo. [retour]

10. Cf. Rapport KVM/KDOM du 22 février 1999. [retour]

11. Cf. Rapport KVM/KDOM du 25 février 1999. [retour]

12. Cf. Rapport KVM/KDOM du 1er mars 1999. [retour]

13. Villages à quelques kilomètres au nord ouest de Prizren, dans le SO du Kosovo. [retour]

14. Rapport KVM/KDOM du 19 mars 1999. [retour]

15. Cf. Conférence de presse du 13 novembre 1998 de Julia Taft, secrétaire d'Etat pour les questions humanitaires auprès du Département d'Etat américain et de James Pardew, Rapporteur spécial pour la mise en œuvre des accords d'octobre 1998 sur le Kosovo auprès du département d'Etat et chiffres UNHCR. [retour]

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III. Une expulsion orchestrée

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"Dans ces circonstances, le sort des albanais en Yougoslavie n'avait rien d'enviable. La politique d'Etat étant soit l'assimilation, soit l'expulsion des albanais, ceux-ci devinrent le groupe le plus opprimé de Yougoslavie. "Notre thèse a toujours été, est-il écrit en 1929 dans un document émanant du Ministère des affaires Etrangères yougoslave, qu'il n'y a pas de minorité dans les régions du sud de la Yougoslavie" [1]. Le commentaire concerne les exactions commises par l'armée serbe au Kosovo, à l'encontre des civils albanais en 1919.

 

Quatre-vingts ans plus tard, la situation n'a guère évolué. Beaucoup d'albanais du Kosovo aujourd'hui réfugiés en Macédoine, en Albanie ou au Monténégro rappellent cette question des quota de population, qui obsédait littéralement le régime de Belgrade et avait nourri dans les années 1980 la propagande des intellectuels nationalistes, dont l'écrivain Dobrica Cosic était l'un des fervents porte parole. Si le départ des serbes du Kosovo pendant les années 1980, mais dans des proportions bien moindres que celles avancées par D. Cosic [2], constitue l'un des facteurs de la baisse du pourcentage de population serbe au Kosovo, la poussée démographique de la communauté albanaise du Kosovo, due au maintien d'un taux de natalité élevé dans les familles albanaises, essentiellement rurales et traditionnelles, en est un beaucoup plus déterminant. D'aucuns se doutaient, surtout depuis la crise du printemps 1998 qui s'était rapidement traduite par des destructions de villages entiers et des déplacements de population, que l'expulsion par la terreur pouvait, à terme, être l'un des moyens, pour Belgrade, de régler définitivement cette crise identitaire.

 

1. Regroupements de population et terreur

Plusieurs jours, voire semaines, avant le début des frappes, les forces spéciales, en vue de la conduite forcée et souvent brutale des albanais du Kosovo à la frontière, les regroupent en un même lieu, le plus souvent un bourg.

 

La méthode employée semble aussi éprouvée que routinière : soit encerclement du village, bombardement et, en l'absence de toute résistance armée venant du village, entrée massive dans celui-ci des troupes, chars et blindés, soit encore entrée directe de ces derniers dans le village.

 

Un paysan de la région de Vuçtrin (Vushtrri) - Cf. carte région de Mitrovice et Vushtrri - raconte ainsi comment, en février 1999, les forces spéciales ont pénétré dans le hameau où il vivait avec sa famille : "Ils sont arrivés dans le village qui compte 300 maisons environ. Ils nous ont sommés de partir en quelques minutes. Nous n'avions pas le choix. Quelques vieux du village ont refusé de partir et se sont cachés dans les caves ou les greniers pour garder les maisons. Ensuite, je les ai retrouvés à Vuçtrin (Vushtrri) quelques jours plus tard, les serbes les avait trouvés et les ont expulsés vers (Vushtrri) Vuçtrin. De là nous avons été à nouveau expulsés le 15 avril et contraints de nous joindre à une très longue colonne d'albanais en partance pour l'Albanie, sous bonne garde des forces serbes. Ce sont cette fois les militaires et les policiers qui nous ont forcés à quitter (Vushtrri) Vuçtrin. Ils se tenaient à la porte des maisons et criaient que nous avions quelques minutes pour plier bagages, sinon ils allaient brûler les maisons. Les gens chez qui nous étions depuis février et nous sommes partis et avons trouvé dans la rue une colonne de gens déjà constituée".

 

Autre moyen, souvent utilisé en 1998, pour obliger les populations albanaises au départ, les incendies volontaires de leurs maisons. Une femme, réfugiée en Albanie, originaire d'un village près de Mitrovica (Mitrovice) raconte dans quelles conditions, elle est contrainte de s'échapper en courant de sa maison puis du village dont les maisons sont, les unes après les autres, incendiées. Dans l'affolement de la fuite, elle laisse derrière elle son mari et son fils de 18 ans qui ont préféré se cacher. Quelques jours plus tard, elle revient dans son village que les forces serbes ont fini par déserter et dont la plupart des maisons ont été brûlées. Elle trouvera dans la cour de la ferme le corps de ses époux et fils, abattus. Une autre femme de la région de Rahovec [3] dit de quelle façon, après avoir emmené vers une destination inconnue un certain nombre d'hommes du village, les forces spéciales avec l'aide de paramilitaires, ont mis le feu aux maisons et ont ensuite contraint la population qui avait été rassemblée sur la place du village, à défiler dans toutes les rues pour contempler les maisons en flammes, avant de prendre la route pour l'Albanie, sous escorte policière.

 

La résistance est vaine : tout récalcitrant ou retardataire est menacé de mort et la menace a tout lieu d'être prise au sérieux. L'irruption brutale, dans chaque maison des habitants de Mitrovica (Mitrovicë), d'une dizaine d'hommes, lourdement armés, pour la plupart décrits comme des paramilitaires, coiffés de bandanas noués autour de la tête, et souvent masqués, n'incite personne à leur tenir tête. Un habitant de Klina (Klinë) décrit dans le détail les dégradations, bris de vitres, meubles cassés, commis par les 3 policiers entrés chez lui, pour le contraindre à quitter sa maison. La même brutalité est observée dans un village du Sud Ouest du Kosovo où un vieil homme raconte dans quelles conditions les 4 hommes qui sont entrés chez lui, mi avril, vers 11 heures du matin, après l'avoir sévèrement délesté de tous ses deutsch marks, l'ont sommé, arme au poing, de partir, sans délai, sous peine d'être tué. Ceux là sont décrits comme des policiers des forces serbes, revêtus de l'habituel treillis bleu foncé et armés d'une arme automatique, voire d'une matraque.

 

D'autres expliquent encore l'atmosphère de grande terreur semée avant le début des frappes, puis décuplée ensuite pour contraindre la population au départ.

 

A Kosovo Polje (Fushë Kosovë) - Cf. carte région de Pristina - après la mise en place, plusieurs jours avant le début des frappes, d'une zone de démarcation et l'évacuation des albanais de la zone occupée par les forces serbes, il ne se passe plus de jours et de nuits sans des rafales continues tirées par les serbes. La population albanaise est terrée dans les maisons. Le 24 mars, les premières frappes de l'Otan s'abattent sur la caserne du bourg. "A cet instant il sont devenus comme fous, ils sont arrivés près des maisons que nous habitions et se sont mis à tirer comme des fous. A un moment, il y a eu une pose... nous sommes sortis à la faveur de la nuit pour aller nous cacher et nous mettre à l'abri en contrebas du canal. Nous avons passé le reste de la nuit là, les serbes ne sont pas venus jusqu'à nous. Le lendemain nous avons vite regagné nos maisons, mais ils ont repris leurs tirs. Ils tiraient sur les toits par rafales et dans les vitres aussi. Les vitres de ma maison ont été cassées de la sorte. C'était pour nous contraindre à partir. Chaque jour, ils gagnaient un peu plus de terrain dans la ville, chaque jour un peu plus d'albanais étaient obligés de quitter leur maison sans avoir le temps de prendre leurs affaires. La ligne de démarcation s'avançait toujours un peu plus et nous nous entassions dans les maisons laissées libres. On dormait tout habillés, on ne sortait plus, tellement on avait peur. Un jour je me suis risqué à sortir pour libérer ma vache. Un autre jour, quelqu'un a voulu pénétrer dans la zone serbe pour aller chercher chez lui avec son neveu des vêtements. On a entendu des coups de feu. Ni l'un ni l'autre ne sont revenus. La femme du plus âgé est allée avec un drapeau blanc près de la ligne de démarcation et a demandé si elle pouvait récupérer les corps de son mari et de son neveu. Ils ont accepté et lui ont simplement dit : " ce n'est pas nous qui l'avons tué, tout cela est de votre faute". Elle est allée chercher les corps avec des hommes âgés. Son mari avait 75 ans et son neveu 16 ans. Près de la mosquée, il y avait deux voitures de l'OSCE. Les serbes qui les avaient volées, les utilisaient comme des leurres pour laisser croire que l'OSCE était toujours là pour veiller sur nous et nous obliger à sortir de nos maisons. Le 31 mars, de 20 heures à une heure du matin, ils ont tiré comme jamais, nous pensions notre dernière heure arrivée. A 1 heure, quand il n'y plus eu de bruit, nous sommes tous partis à pied dans les montagnes vers Blinaj. Il pleuvait, il y avait des invalides que nous avons portés dans des bâches".

 

Tous les albanais de ce village resteront jusqu'au 13 avril dans les montagnes, certains descendant la nuit au village pour aller chercher, en trompant la vigilance des forces serbes, de la farine dans les maisons. Un jour, une femme est surprise par un policier serbe qui lui dit de demander aux "hommes de la montagne" de constituer une délégation et de la dépêcher le lendemain au village pour négocier avec les serbes. "Une bonne partie de la nuit nous avons discuté pour nous demander si nous allions y aller ou non. Finalement, il a été décidé d'envoyer une délégation composée de 4 hommes âgés." Les serbes leur demanderont d'apporter les armes en leur possession et de venir le lendemain avec les jeunes hommes du village. Les 4 hommes arrivent à l'heure convenue au point de rendez-vous près de la mosquée, le lendemain. "Ils avaient pris un vieux fusil que nous avions et leur ont dit que c'était là le seul arsenal dont nous disposions. Quant aux jeunes, ils ont répondu qu'ils avaient quitté le village et qu'ils ne savaient pas où ils se trouvaient désormais".

Une étrange négociation s'entamera ensuite entre les 4 vieux albanais et les policiers serbes qui les somment d'abandonner la montagne où ils ont retranchés et de prendre la route de l'Albanie sous 24 heures. Les vieillards obtiennent trois jours et l'autorisation de récupérer au village les tracteurs. Mais une fois les tracteurs repris, ils décident de ne pas obtempérer et de s'enfoncer plus avant dans la montagne plutôt que de prendre la route de l'Albanie. "Mal nous en a pris, les serbes sont immédiatement arrivés, nous ont encerclés et ont commencé à tirer avec les chars et les blindés, en l'air essentiellement pour nous faire peur. Ils nous ont crié que si cette fois nous ne partions pas pour l'Albanie, ils nous tueraient... nous avons compris qu'il fallait vraiment partir".

 

Des personnes, entendues en Macédoine, en provenance de divers villages ou hameaux de la Drenica [4], qu'elles ont quittés entre le 24 avril et le 3 mai 1999, expliquent la méthode d'expulsion forcée, qui s'accompagne, notamment, d'exécutions sommaires, d'arrestations suivies d'interrogatoires musclés, méthode répliquée dans chaque village.

 

Tout démontre que les civils albanais habitant les régions qui ont été depuis le printemps 1998 des bastions de l'UCK vont être exposés à des violences décuplées et que les hommes y sont plus systématiquement qu'ailleurs, arrêtés puis emmenés pour être interrogés plusieurs heures durant, avant d'être soit relâchés, soit exécutés, soit gardés, sans que l'on sache, pour le moment, le sort qui leur sera finalement réservé. Les déclarations de ceux qui ont été finalement libérés démontrent que sont uniquement recherchés d'une part, les caches d'armes, d'autre part et surtout les combattants de l'UCK, dont tout homme en âge de combattre est suspecté, comme pendant la grande vague de répression de l'été 1998, d'être un membre, ou encore un partisan ou soutien actif.

 

Dès le petit matin, les forces de police avec militaires en appui arrière, encerclent le village et y pénètrent après quelques envois de grenades ou tirs au mortier, pour terroriser la population civile et tester une éventuelle présence de l'UCK à l'intérieur du village. Policiers et militaires, accompagnés de paramilitaires, en grand nombre, envahissent ensuite ruelles et chemins le long desquels se trouvent les maisons et obligent par des tirs d'intimidation à l'arme automatique et des sommations, les habitants à sortir de chez eux. Une fois dehors, les hommes sont, le plus souvent, séparés des femmes et des enfants et vieillards. Certains témoins indiquent que quelques jeunes filles ou femmes ont été mises de côté, pour être ensuite emmenées vers des destinations inconnues. Dans le même temps, les maisons sont systématiquement visitées et dévalisées de tous les biens de valeur, argent, bijoux qui peuvent s'y trouver. Une fois les pillages réalisés, les maisons sont incendiés et les albanais, sous la menace des armes, contraints de prendre, à pied, le plus souvent, et parfois en camions, bus - qui sont venus tout spécialement à cette fin - ou tracteur, le chemin de la ville la plus proche, sous escorte policière. Le moindre écart ou faux pas est immédiatement sanctionné par l'exécution du ou de la récalcitrant(e), abattu(e) sur le champ. La même sanction peut s'appliquer à toute personne qui, interrogée sur d'éventuelles caches d'armes, ou le lieu en lequel se trouvent les combattants de l'UCK, n'apporte pas la réponse escomptée ou tente la moindre résistance. Arrivés dans le bourg voisin, quand ils y ont été conduits à pied, ils rejoignent des colonnes déjà constituées, en partance pour la frontière macédonienne.

 

A Glogovc (Gloggofc), au coeur de la Drenica - Cf. carte région de la Drenica - l'arrivée massive, sous escorte policière, des villageois des alentours, alarme immédiatement la population qui ne cherche pas à opposer une grande résistance quand elle est à son tour sommée de partir. Les maisons du bourg sont, elles aussi, visitées pour être pillées. Des hommes de nombreux villages de la région et de la bourgade sont arrêtés, emmenés au poste de police où certains, avant de pouvoir rejoindre la colonne d'expulsés, sont brutalement interrogés, des heures durant, sur les caches d'armes, celles des combattants de l'UCK. D'autres sont emmenés vers une destination ignorée.

 

Une femme d'un village de cette région raconte : "Le 1er mai 1999, ils sont entrés dans le village, il y avait des policiers, des militaires et paramilitaires avec un bandeau rouge sur la manche. Il était 10 heures du matin. Notre maison avait déjà été brûlée en 1998, depuis nous vivions dans la cave. Ils ont cassé tout ce qu'ils trouvaient... Les jeunes filles portaient des foulards sur leur tête pour laisser croire qu'elles étaient mariées, mais un soldat a arraché le foulard de l'une d'elles en disant qu'il savait très bien pourquoi elle faisait ça. Beaucoup de filles ont fui dans les bois de peur d'être violées... Il sont restés une dizaine d'heures... ils chantaient des chants serbes, nous insultaient, nous menaçaient. Ils sont partis, puis revenus le 3 mai, mais c'en était de nouveaux... ils cherchaient un fils de la maison. Ils nous ont dit qu'on partait pour Gloggofc. Sur la route policiers et militaires nous insultaient. Nous sommes partis à 9 heures le matin et arrivés à 16 heures... nous avons pris des chemins détournés. Sur le trajet, nous avons vu deux ou trois camions passer. Ils étaient pleins d'hommes, tous torse nus et les mains attachées...".

 

A Gloggofc, les hommes sont systématiquement arrêtés quand ils ne parviennent pas à se cacher à temps. Un habitant de cette ville, ancien magistrat, explique : "Une semaine avant le 27 avril, les paramilitaires ont visité tous les appartements du quartier... on a fait sortir les hommes. On m'a demandé mes papiers ; on nous a conduits dans un hangar, les mains sur la nuque. Ils nous ont frappés sur le trajet, nous devions chanter des chants tchetniks. Dans le hangar, il y avait 200 hommes environ tous agenouillés, les mains derrière la tête. J'ai été libéré une demi heure après mon arrivée avec 80 hommes. Deux jours plus tard un bus est venu nous chercher. nous ne savions pas où il nous emmenait".

 

Un homme, originaire d'un autre village de la Drenica, confirme : " Ils sont arrivés le 29 avril, des policiers et des soldats, en blindés. Nous étions 10 membres de la famille dans la maison quand ils ont forcé le portail. Ils nous ont battus... et ensuite emmenés dans un camion. Quatre camions remplis d'hommes entre 14 et 60 ans ont quitté le village. Je suis parti avec ce groupe, j'étais avec mon fils. Il y avait environ 70 personnes du même quartier. Nous avons été conduits dans un hangar. Là, il y avait environ 200 hommes les mains sur la nuque et agenouillés. On m'a pris les 30 DM que j'avais. Ils nous ont interrogés chacun notre tour...

J'ai été interrogé 5 minutes par deux policiers. Ils mont demandé où étaient les armes et l'UCK. Comme je n'en savais rien et qu'ils ne me croyaient pas, ils m'ont battu. Ensuite, ils m'ont conduit vers une espèce de canal pour me nettoyer. J'y suis resté une heure sous la garde de policiers. A plusieurs reprises, il m'ont battu avec une barre de métal. Ensuite, ils m'ont ramené dans le hangar. Nous n'avons rien eu à manger. La moitié des hommes a été particulièrement maltraitée, parfois plus que moi. Nous avons été interrogés plusieurs fois, certains 5 fois de suite. Cela a duré toute la nuit. Certains s'évanouissaient, mais nous ne pouvions rien faire pour les aider ou les soigner, nous n'avions même pas d'eau.

Le lendemain d'autres sont arrivés qui venaient d'être arrêtés... J'ai à nouveau été interrogé par les policiers. Ils m'ont dit que ceux qui frappaient étaient des paramilitaires. Ils avaient un uniforme différent des policiers. Ils avaient un aigle blanc sur la manche et un couteau.... Ils m'ont toujours questionné sur l'UCK. Ils nous menaçaient et nous disaient que si les avions bombardaient, on serait tous exécutés car pour eux nous étions tous pour l'UCK, Clinton et l'Otan. Nous avons passé une deuxième nuit dans le hangar et le 1er mai, je suis parti vers 18 heures avec mon fils...".

 

De Glogovc, beaucoup sont acheminés vers Pristina pour y prendre le train, en direction de la Macédoine. Des bus, manifestement prévus pour les conduire, les transportent jusqu'à Pristina. Ceux qui ont suivi cet itinéraire précisent avoir eu à payer aux policiers qui le leur demandaient, quelques 50 à 100 DM pour le trajet en autobus, puis à nouveau 25 DM pour le trajet en train jusqu'à la frontière.

 

A Sllovi, un village situé à quelques kilomètres à l'Est de Lipjan - Cf. carte région de Lipjan -, cohabitent serbes et albanais. Etaient venus, depuis plusieurs mois, grossir considérablement les rangs de la population (2 000 habitants), des civils albanais (8 000 environ) déplacés en provenance de la région, exposée depuis longtemps à des combats sporadiques opposant les forces de l'UCK aux forces serbes.

 

Dans la nuit du 14 avril, des chars de l'armée avaient été postés sur les hauteurs du village et des maisons, situées également sur les hauteurs, avaient été incendiées. Un habitant de ce village, parvenu en Macédoine, raconte la manière dont, le 15 avril 1999, les forces spéciales, avec le renfort des militaires et surtout de paramilitaires, recrutés pour la plupart parmi la population civile serbe locale, ont investi les rues du village, rassemblé en son centre les albanais, ensuite évacués vers la Macédoine, et pillé les maisons. L'opération de rassemblement des populations albanaises en vue de leur expulsion aurait été grandement facilitée par la tenue, le jour même de l'assaut, à l'initiative des civils serbes habitant le village, d'un conseil de village, auquel assistaient bien sûr tous les hommes albanais du village. Toujours, aux dires du même témoin, les paramilitaires se seraient livrés en présence des albanais rassemblés au centre du village, à un certain nombre d'exécutions sommaires et collectives.

 

Les paramilitaires agissaient sous le commandement d'un homme, connu de tous : un ancien policier, ex repris de justice qui avait, jusqu'à sa libération pour reprendre du service dans les rangs des paramilitaires, purgé quelques mois de prison pour délit de droit commun.

 

Les quartiers de la ville de Pec (Peje), aux dires de ceux de leurs habitants arrivés au Montenegro, ont été encerclés par l’armée qui, simultanément ou précédemment, avait opéré des tirs d’artillerie, aux seules fins de terroriser la population. Quartier par quartier, maison par maison les habitants de Pec sont sommés de partir, et menacés de mort s'ils n'obtempèrent pas immédiatement. "Le policier m’a dit que si je ne quittais pas la maison, j’y serai brûlé vif avec toute ma famille", raconte un témoin. Femmes sur le point d'accoucher, malades hospitalisés, vieillards grabataires, invalides sont tous brutalement chassés et leur départ s'effectue dans des conditions aussi périlleuses qu'éprouvantes, compte tenu de leur état, dont il n'est tenu aucun compte. Contraints de rejoindre les colonnes qui s'ébranlent ensuite vers le Montenegro, les albanais sont malmenés et l'objet d'invectives telles que : "Aujourd’hui comme par le passé le Kosovo est une terre serbe, vous n’y reviendrez plus jamais" ou "vous pouvez remercier l’Otan et aller vous adresser à elle si vous n’êtes pas contents". Plusieurs disent que pour les humilier, des policiers les ont contraints à faire avec leurs doigts le salut serbe. Le peu de temps laissé pour partir a empêché un grand nombre de prendre avec eux ne serait ce que quelques effets personnels ou les économies de la famille. "J’avais 8 000 marks au premier étage, je n’ai même pas eu le temps d’aller les chercher", dit un habitant de Pec. Certains ont tenté, dans un premier temps, de se cacher : l’ampleur de l'expulsion, sa violence, les exécutions de tous ceux qui opposaient la moindre résistance les ont vite convaincus que rester était sans doute plus périlleux que de partir les mains vides et sous une pluie d'insultes et des brutalités constantes jusqu'à la frontière.

 

S'agissant de Pristina, la plupart des habitants de la ville, parvenus en Macédoine, expliquent de quelle façon, dès le début des frappes de l'Otan, des quartiers entiers ont été méthodiquement vidés de leur population pour être notamment conduits de force vers la gare. Le quartier populaire de Vranjevic fut le premier évacué. Ensuite, les quartiers près de l’hôpital et tous les faubourgs. Ce fut ensuite le tour du quartier Dragodan. Un habitant de Pristina explique : "Le 26 mars, nous avons vu des paramilitaires chercher des gens dans un quartier contigu au nôtre. Le relief de la ville est tel qu'il permet en effet de voir d’un quartier à l’autre. Le jour précédent, nous avions déjà vu que des gens étaient conduits vers la gare. Les paramilitaires rentraient dans les maisons et poussaient les gens dehors. La police, présente dans les rues, orientait et guidait ceux-ci vers la gare. Le jour où ils sont venus chez nous, nous avons pris de la nourriture, les effets les plus nécessaires, et deux couvertures. Il y avait beaucoup de monde. Le train qui était à la gare lorsque nous y sommes arrivés, était plein. Nous avons dû attendre deux heures pour monter dans un autre train. Pendant ce temps, d’autres gens arrivaient sur le quai. C’était un véritable exode. Nous avons enfin pu monter dans un train vers une heure de l’après-midi. Le train était très lent, il s’arrêtait régulièrement. A un moment, il s'est arrêté près d'une heure. Il nous a fallu plus de trois heures pour rejoindre la frontière. A la descente du train, la police nous a intimé l’ordre de marcher entre les rails ; ils disaient qu'à côté, il y avait des mines. Nous avons marché près d'un kilomètre jusqu’à la frontière".

 

Un autre témoin, du quartier Ulpiana, qui travaillait à Pristina pour une ONG internationale, s'est résolu à quitter la ville deux jours après les premières frappes de l'Otan. La crainte de voir les menaces proférées dès 1998 à l'encontre des collaborateurs albanais d'ONG internationales, accusés d'être des espions à la solde de l'agresseur, par le désormais vice Premier ministre, Vojslav Seselj, finalement mises à exécution, compta beaucoup dans cette rapide décision de quitter le Kosovo. Le témoin avait d'ailleurs initialement déménagé chez des parents, se sachant surveillé par la police locale. Le jour de son départ, les rues de la ville étaient, explique t-il, emplies de policiers, de militaires et aussi de civils serbes armés ; des magasins étaient en feu, parmi lesquels le café de son beau-frère. Sur le chemin de la gare, bordé de policiers en armes, plusieurs albanais étaient arrêtés par les forces de l'ordre, pour un prétendu contrôle d'identité qui donnait lieu le plus souvent à des brutalités, des spoliations et des insultes. "Mon beau-frère a été ainsi arrêté, on lui a pris son argent et on l'a menacé d’avoir la gorge tranchée devant son fils, s'il ne s'exécutait pas". Evoquant ensuite le voyage dans un train bondé, la personne entendue décrit l'angoisse grandissante des albanais entassés les un sur les autres, dans un train dont personne n'était assuré de la destination, ce surtout quand, sans raison, le convoi s'immobilisa un long moment sur la voie.

 

Les villages situés au Sud de Pristina, en descendant vers Lipjan - Cf. Carte région de Lipjan -, ont été, aux dires de leurs habitants expulsés vers la Macédoine, évacués, pour l'essentiel, à partir de la mi-avril 1999. Ceux-ci, chassés, se sont parfois réfugiés dans les montagnes des environs pour s'y cacher. Ne parvenant pas à regagner leurs villages et pourchassés par les forces serbes, notamment par les paramilitaires, certains ont entrepris un périple de plusieurs jours qui de village en village, les a menés aux confins du Kosovo, près de la frontière avec la Serbie (région de Preshevo), voire même en Serbie. Ils ont chaque fois retrouvé sur leur chemin des paramilitaires, venus pour la plupart des villages et bourgs serbes, situés au sud est du Kosovo et ont dû fuir à nouveau jusqu'à la Macédoine, vers laquelle ils étaient systématiquement poussés.

 

S'agissant ainsi des habitants des villes et des villages situés au Sud de Pristina, chassés vers la Macédoine, leur expulsion s'est déroulée différemment, selon qu'il s'agissait de citadins ou de ruraux. Pour autant, cette région est vidée méthodiquement, du nord vers le sud, et de l’est vers l’ouest, dans un mouvement d’entonnoir dont Blace est en quelque sorte le fond d’évacuation, vers la Macédoine. Ce processus manifestement très étudié, n’a cependant pas empêché de nombreux habitants de fuir dans d’autres directions, pour passer finalement la frontière en divers points, mais particulièrement entre Blace et l’autoroute qui mène de Skopje à Belgrade, en passant par Kumanovo. Des albanais du Kosovo sont ainsi d’abord passés en Serbie, pour rejoindre Llojan, via Preshevo. Ces mouvements ont fréquemment été contrariés par les forces serbes qui les pourchassaient mais aussi par le minage de la frontière, dont la réalité est confirmée par la mort de deux soldats macédoniens qui, en patrouille le long de la frontière, ont sauté sur des mines.

 

2. Le caractère systématique et prémédité

Contrairement à la thèse indéfendable soutenue par Belgrade, le départ massif des albanais du Kosovo ne résulte pas des frappes de l'Otan. Bien au contraire, Milosevic, - le premier -, qui sait que le Non de la délégation serbe à Paris, va, cette fois, contraindre les pays alliés de l'Otan à lancer les frappes, dont la menace du lancement a été si souvent brandie jusqu'alors, et prendre prétexte de celles-ci pour d'abord vider le Kosovo de toute présence étrangère susceptible d'entraver, de gêner, mais surtout de rapporter et rendre compte de cette brutale et massive déportation pour laquelle tout est désormais en place. Cette résolution à ne laisser aucun témoin étranger est telle, que le CICR, lui-même, dans l'incapacité qu'il se trouve d'exercer, conformément aux règles de base du droit humanitaire, ses fonctions, quittera le dernier, et contre son gré, le Kosovo le 29 mars. Les albanais du Kosovo, d'où qu'ils viennent, décrivent ce déchaînement de violence que sans doute, les frappes attisent, mais que surtout, ce huis clos délibéré où tout est désormais permis, où les exécutants ont les coudées franches, qu'ils soient policiers, militaires, paramilitaires ou encore civils serbes, encourage.

 

Il s'agit bien d'une véritable expulsion : le départ d'aucun des témoins entendus n'est volontaire. Tous partent, sous la contrainte, en abandonnant leurs biens, leurs animaux, leurs effets personnels le plus souvent aussi. Le parcours à béquilles d'un infirme, de Mitrovica jusqu'à Pec où il sera pris à bord d'un véhicule pour gagner l'Albanie, soit quelques 50 kilomètres sans s'arrêter, en dit déjà long sur le caractère "forcé" du départ. Il en est de même de l'éclatement si fréquent de familles, dont certains membres, dans l'affolement du départ ou plus souvent encore, sous la contrainte des forces serbes, ont été séparés, certains retenus, d'autres expulsés dans une autre direction. Les moyens employés s'ils sont tels qu'il n'y a pas d'autre choix pour avoir la vie sauve que de partir, en abandonnant foyer et biens, terrorisent à coup sûr. Tout acte de résistance peut avoir des conséquences fatales et toute personne qui s'aviserait de ne pas obtempérer, peut être exécutée, pour l'exemple, sur le champ.

 

Les expulsions sont massives, organisées et systématiques. L'afflux des déportés (plus de 900 000 albanais [5] du Kosovo ont été chassés de chez eux en 2 mois) aux frontières de l'Albanie, du Monténégro ou de la Macédoine atteste d'une résolution des autorités de Belgrade de vider, sans délai, le Kosovo de sa population. La manière d'opérer, telle que rapportée par les témoins en provenance de divers points du Kosovo confirme son caractère méthodique. Les colonnes entières d'albanais qui s'ébranlent de chaque faubourg où les regroupements de population ont eu lieu, sont, tout le long du trajet jusqu'à la frontière, encadrées par les forces de l'ordre serbes ; toute personne qui tente de sortir de la colonne ou d'en ralentir le rythme de marche, s'expose à une exécution immédiate. Brutalités, racket, insultes et humiliations de toute sorte sont très fréquents.

Les exécutions offrent elles, le moyen le plus sûr de forcer, par la terreur et l'effroi qu'elles suscitent sur les témoins directs, à obéir : "Nous nous sommes arrêtés près de Djakova, raconte un vieil albanais de la région de Pristina, pour nous reposer. Un paramilitaire, mécontent de nous voir arrêtés s'est saisi d'une jeune femme qui était près de nous. Son beau père s'est tout de suite interposé. Le paramilitaire a dit qu'il lâcherait la femme si le beau père lui donnait tous ses deutsch marks. Ce qu'il a fait aussitôt. Au lieu de rendre la femme comme il l'avait promis après avoir empoché les marks, il a pris son arme et a tiré sur la jeune femme qui est morte touchée en plein cœur. Il a ensuite demandé à l'un des chauffeurs de tracteur qui regardait la scène de rouler sur le corps de la femme morte. L'homme s'y est opposé répondant qu'il préférait qu'on le tue sur le champ plutôt que d'écraser le corps de la jeune femme... le paramilitaire nous a dit de filer sans demander notre reste et il a refusé de rendre le corps de la jeune femme à ses parents .... nous avons dû laisser son corps gisant sur la route".

 

Le caractère systématique et organisé de l'expulsion résulte non seulement du véritable "ratissage" des villes et des villages, maisons par maisons, pour vider progressivement, depuis le Nord, des régions entières du Kosovo, mais aussi des moyens de transport spécialement mis en place, pour acheminer plus rapidement la population expulsée : rotations de trains débordant de passagers, plusieurs fois par jour depuis Pristina vers la Macédoine, autobus, voire camions, postés en divers points du Kosovo dans lesquels sont entassés sans ménagement plusieurs dizaines de kosovars, à destination de l'Albanie ou de la Macédoine, autorisation donnée aux cultivateurs de partir avec leur tracteur et une remorque, où s'entassent femmes, enfants et vieillards.

 

Il apparaît bien ainsi que la déportation des albanais du Kosovo, eu égard à son caractère massif, est susceptible d'être qualifiée de crime contre l'humanité. L'expulsion massive, systématique et organisée de la population civile, commise au cours d'un conflit armé de caractère interne est en effet l'un des crimes contre l'humanité visé à l'article 5 du Statut du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie.

 

Notes :

1. Cf. Ivo Banac, The National Question in Yugoslavia, Cornell University Press 1984. [Retour]

2. Les chiffres du recensement officiel de la population serbe au Kosovo sont respectivement : 264 604 en 1961, 259 819 en 1971, 236 526 en 1981 et 215 346 en 1991, in Noël Malcom, Kosovo, A Short History, Ed. Macmillan 1998. [Retour]

3. Rahovec (Orahovac) a été pendant toute l'année 1998 un bastion de l'UCK, pris d'assaut, perdu, puis repris puis à nouveau perdu. [Retour]

4. Principalement des hameaux aux alentours de Gloggofc. La Drenica est un peu le "berceau" de l'UCK. C'est là qu'est tué, en mars 1998, dans le village de Prekaz, lors de la première grande offensive armée menée par les forces serbes sur la Drenica, celui qui deviendra la figure emblématique de l'UCK, Adem Jashari. [Retour]

5. Cf. note 2 de l'introduction. [Retour]

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IV. Destructions, bombardements, pillages de biens privés

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Déjà au printemps et pendant l'été 1998, les assauts lancés sur de nombreux villages du Kosovo avaient été l'occasion non seulement d'en expulser par la terreur et la contrainte les populations civiles albanaises qui y vivaient, mais aussi d'en détruire de façon systématique les habitations en les bombardant et/ou en les brûlant, après les avoir pillées [1].

 

Certaines régions, en général foyers de l'UCK où des combats avaient eu lieu pendant le printemps et l'été 1998, avaient été ainsi totalement ou partiellement détruites comme celles de Decani près de la frontière albanaise, de la Drenica, de Lipjan, ou encore Malishevo ou Rahovec. Des déclarations des personnes entendues lors de cette première mission d'enquête, il apparaît que la stratégie de terreur des autorités serbes reste la même que celle utilisée depuis le printemps 1998 : bombardements, après encerclement du village ciblé, entrée consécutive des troupes, avec blindés et chars en soutien arrière, enfin incendies. Le procédé, méthodique, vise invariablement à terroriser les populations civiles et forcer à la fuite ceux qui réchappent de l'assaut armé et des éventuelles arrestations, exécutions, ou massacres qui les accompagnent. Le témoignage précité d'un soldat de l'UCK évoque le bombardement aérien par un Galeb de l'aviation serbe d'un village de la région de Orahovac (Rahovec).

 

De même, un jeune homme originaire de la région de Mitrovica (Mitrovice) dit avoir vu, le 27 mars, des avions serbes volant à basse altitude au dessus du village de Llap, près de Podujevo (Podjevë), qu'ils bombardaient. Podujevo (Podjevë) - Cf. carte région de Podjevë -, comme Orahovac (Rahovec) - Cf. carte région de Rahovec - étaient depuis l'année dernière des bastions de résistance de l'UCK. Doit-on déduire du bombardement aérien de ces deux régions, l'emploi délibéré de grands moyens par les forces serbes lorsqu'il s'agit d'anéantir les habitants d’une région tenue par l'UCK depuis longue date ? D'autres témoignages de ceux en provenance de l'une des six zones d'action de l'UCK, soit de la Drenica, du Dukagjin (région nord ouest, entre Dakovica (Gjakovë) et Pec (Peje)), de Llap (région de Podujevo (Podjevë)), de Nerudimes (région de Urosevac (Ferizaj)), de Pashtrick (région ouest de Prizren, près de la frontière avec l'Albanie), ou encore de Jezerce (entre Ferizaj et Suharekë) - Cf Carte du Kosovo avec bastions UCK - permettront de confirmer ou non cette thèse.

 

En tout état de cause, les bombardements terrestres sont, eux, constatés en divers endroits du Kosovo et perpétuent un mode opératoire, mis en oeuvre dès le début du conflit en mars 1998. Différence notable toutefois entre la situation de l'année 1998 et celle qui prévaut désormais, en l'absence de combats à l'intérieur des villages entre les forces serbes et les combattants de l'UCK - que l'ampleur de l'offensive et l'armement lourd des assaillants serbes ont contraint au repli -, les bombardements serbes ne peuvent en aucune façon se justifier par une tactique défensive. Ils ne visent manifestement que les civils et ne tendent qu'à détruire les maisons albanaises, en tuer les occupants ou faire fuir les survivants [2].

 

Un homme de Dakovica raconte la manière dont les quartiers de la ville ont été, début avril, à partir de minuit jusqu'à l'aube, progressivement vidés de leurs habitants, chassés par le feu mis de façon systématique à toutes les maisons, les unes après les autres. Deux autres, respectivement de Klinë et de Mitrovicë, expliquent avoir été eux aussi les témoins des incendies allumés dans les dépôts de marchandises appartenant à des commerçants albanais ou aux maisons des familles albanaises de la ville. "Ils utilisaient des espèces de fusils à gaz, comme des lance flammes pour mettre le feu aux maisons", explique l'un d'eux.

 

Un habitant de la région de Orahovac (Rahovec) - Cf. carte région de Rahovec -, particulièrement visée lors des grandes offensives de juillet et août 1998 et qui par la suite n'a jamais véritablement retrouvé une quelconque quiétude, rappelle : "Pendant l'été, ils avaient brûlé beaucoup de maisons du village. Nous n'avons jamais eu le temps ni la possibilité de les reconstruire ; sur les 4000 habitants que comptaient le village, il n'en restait que 200 répartis dans les quelques 10 maisons qui étaient encore en état. Les autres ne sont jamais revenus. Ils s'étaient installés dans d'autres villages chez des parents ou des amis. Ils sont arrivés le 14 avril pour nous sommer de partir.

Nous n'avons rien pris avec nous, ils nous ont pris l'argent que nous avions. Sur la route, j'ai vu des maisons en feu à Krushe E Madhe (Velika Krusa), à Rogovë".

 

Une fois leurs occupants chassés, les habitations albanaises, voire les magasins tenus par les albanais du Kosovo sont scrupuleusement pillés ou saccagés. Un habitant de Vuçtrin, sommé par les forces spéciales de quitter sa maison explique : "Dès que nous avons quitté notre maison, des policiers y sont entrés pour prendre tout ce qui pouvait avoir de la valeur, télévision, électroménager.... ils sont ressortis et ont tout emporté dans une voiture. Il y avait aussi un camion dans lequel ils empilaient des choses ramassées dans les maisons des autres albanais". Les déclarations de vol abondent : certains moins chanceux que d'autres se sont fait voler leur voiture, le plus souvent d'ailleurs dans les villes, par des civils serbes. D'autres pour avoir la vie sauve ont dû, en chemin, abandonner leur voiture après avoir bien sûr donné tout ce qu'ils avaient pu emmener avec eux d'économies en deutsch marks.

 

Un habitant du centre de Pristina témoigne des dégradations systématiques à l'arme automatique infligées par les miliciens serbes ou paramilitaires aux magasins albanais, dont les vitrines volent en éclats sous les balles et dont les stocks sont pillés. Un homme retourné chez lui après y avoir été autorisé pour récupérer son tracteur, destiné à le conduire en Albanie, décrit la mise à sac de sa maison par les forces serbes qui l'en avaient chassé : "J'ai jeté un coup d'œil à l'intérieur en passant: tout était cassé, sens dessus dessous, et les quelques choses de valeur n'étaient plus là".

 

Les villages de la région sud de Pristina et du Sud Est de Lipjan, ainsi que de la région de Giljane, - Cf. Carte région entre Lipjan et Giljane - évacués à partir du 15 avril, seront le plus souvent, sous les yeux de leurs habitants, qui en sont chassés brutalement, quand ils réchappent de l'assaut, pillés, puis brûlés. Ainsi en va t-il notamment de la région du village de Sllovi où, dès le 15 mars 1999, les forces spéciales et militaires aidées des paramilitaires, font une entrée en force : "Ils sont arrivés vers 17 heures en provenance de Dobratin, et ils ont commencé de brûler les maisons.... du haut de la colline où je m'étais réfugié, je voyais aussi le village de Akllap brûler car la fumée s'est élevée le lendemain jusque vers 13 heures et aussi quand je suis parti celui de Smallushe et de Gaddine". Les villages de Banullë au sud Est de Lipjan, de Selishte, de Goden, de Lladove, Llatice, Uklar, au Sud de Giljan sont, aux dires de diverses personnes, parvenues en Macédoine qui en sont originaires ou les ont traversés dans leur fuite, détruits par le feu qu'y mettent les forces serbes.

 

Un homme, originaire de Lipjan précise : "Les paramilitaires ont brûlé le village de Bannullë Ils ont mis le feu à 24 maisons et à 7 voitures". A Sllubice, pratiquement sur la frontière avec la Serbie, au Sud Est de Gjilan, les paramilitaires, arrivés en grand nombre de Serbie, aux dires des témoins, deux jours durant, pillent puis brûlent les maisons. Un albanais, réfugié en Macédoine, originaire d'un village de la Drenica explique : "Depuis le départ de l'OSCE le village a été attaqué et une partie de la population s'est cachée dans les bois car des maisons avaient été brûlées". Un femme d'un autre hameau de la Drenica décrit, elle, la façon dont les forces spéciales ont " tout cassé puis mis le feu à la réserve du grenier".

 

Dans le district d’Istok (Istog), au Nord de Pec (Pejë) - Cf. Carte région de Pec - les maisons des villages sont, sous le regard de ceux qui en sont expulsés par la force, incendiées, après avoir été pillées. Ceux qui n'ont pas vu leur maison brûler se l'entendent dire, quelques heures plus tard par ceux qui les ont suivis et qui les rejoignent au Monténégro. L'ampleur de ces dégradations pourra être mieux appréciée lorsque le Kosovo sera à nouveau accessible. Mais la façon dont certaines régions avaient été depuis mars 1998, dévastées, détruites ou brûlées, de façon systématique dans le dessein de rendre le retour de leurs habitants impossible, les déclarations des albanais parvenus depuis fin mars dans les pays limitrophes du Kosovo, permettent déjà de considérer que ces agissements, en ce qu'ils visent la population civile albanaise du Kosovo, non partie aux hostilités, sont susceptibles d'être qualifiés de violations des lois et coutumes de la guerre, telles que définies à l'article 3 du statut du TPI pour l'ex-Yougoslavie.

 

Plus précisément :

- la destruction sans motif de villes et villages ou leur dévastation non justifiées par des raisons militaires,

- l'attaque, les bombardements de villes ou villages, habitations et bâtiments non défendus,

- le pillage de biens publics et privés,

paraissent d'ores et déjà établis comme une pratique systématique mise en œuvre, à l'occasion d'un conflit interne, à l'encontre de la population civile albanaise du Kosovo.

 

Ces agissements violent les lois et coutumes de la guerre, instituant un droit humanitaire au respect duquel les forces serbes sont astreintes et qu'elles ont manifestement et délibérément méprisé dans ce conflit.

 

Par ailleurs, la jurisprudence du TPI telle qu'elle résulte de l'affaire Matic (1996) aura tout lieu d'être confirmée en l'espèce. Ceux susceptibles de voir leur responsabilité retenue ne sauraient ainsi tenter de s'exonérer de la responsabilité qu'ils encourent en invoquant le caractère de représailles des attaques dirigées contre les villes ou villages albanais du Kosovo et plus particulièrement contre ceux qui les peuplent.

 

Selon cette jurisprudence, elle même inspirée de la position adoptée par la Cour Internationale de Justice, "la prohibition d'attaquer la population civile en tant que telle ou les personnes civiles doit être respectée en toutes circonstances et n'est pas conditionnée par le comportement de l'adversaire". Il serait donc totalement illusoire pour les responsables serbes de ces actes de tenter de se soustraire à la responsabilité pénale qui est la leur, en arguant, par exemple, de représailles à des attaques de l'UCK. Cette thèse dans le contexte actuel serait de toute façon peu crédible dans la mesure où les forces de l'UCK, très décimées par l'ampleur de l'assaut serbe, paraissent désormais repliées hors des villages.

 

Notes :

1. Cf. Rapport FIDH N°265, "Le Kosovo sous la terreur de Milosevic (II) : Le degré zéro des droits". [retour]

2. Cf. section du présent rapport consacrée aux exécutions collectives. [retour]

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V. L'extermination identitaire

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Si la destruction des villages et des maisons albanaises tend à rendre le retour impossible, mais surtout à effacer physiquement le passé et l'histoire d'un peuple entier, plus symbolique de cette volonté d'exclusion définitive encore est le retrait à la plupart des albanais du Kosovo de leurs papiers. Ceux-ci les nomment, désignent tout à la fois leur appartenance à une nation et leur rattachement à une terre.

 

Les premiers albanais du Kosovo parvenus au Monténégro semblent, à la différence de ceux chassés vers l'Albanie ou vers la Macédoine, avoir été épargnés, puisque toujours détenteurs de leur pièce d'identité. L'explication en est sans doute que gagnant un pays encore situé dans la République fédérale de Yougoslavie, le retrait des papiers ne trouve pas la même justification que pour ceux expulsés vers l'Albanie, ou encore la Macédoine. Pour ceux-ci, le retour est voulu impossible, incapables que seront les albanais démunis de pièces d'identité de pouvoir justifier de leur citoyenneté le jour où ils voudront regagner le Kosovo sécurisé.

 

La réquisition et la destruction des papiers d’identité n'ont pas été systématiques à l'égard des habitants des régions du Kosovo chassés vers la Macédoine. Un homme de Pristina décrit néanmoins l'état dans lequel étaient les quais de la gare de la capitale, jonchés de débris de papiers d'identité réclamés par la police aux passagers albanais avant qu'ils ne montent dans les wagons et déchirés sur le champ. Beaucoup de ceux arrivés en Macédoine disent n'avoir pas subi de fouilles systématiques à la frontière, et quelques uns ont réussi, en les cachant, à soustraire à l'appréhension des policiers serbes leur carte d'identité ou leur passeport. Un albanais de Trojë, village situé dans le Sud du Kosovo, au Sud Est de Gjilan, raconte que, deux ou trois jours avant l’assaut du village, la police aurait fait enlever tous les documents d’état civil de la mairie. Le témoin, réfugié en Macédoine, tenait cette information de l’Officier de l’état civil, lui-même albanais.

 

La plupart des albanais expulsés vers l'Albanie, qui compte actuellement le plus grand nombre de réfugiés [1], comparé à celui de la Macédoine ou du Monténégro, expliquent, pour leur part, de quelle façon les conducteurs de véhicules ont vu leur plaque d'immatriculation systématiquement arrachée au passage de la frontière, et pour l'ensemble d'entre eux, leurs papiers réclamés sans ménagement, au plus tard à la frontière, quand ils ne leur avaient pas été enlevés au préalable. Certains subissent pour l'occasion des humiliations supplémentaires. Ainsi cet homme de la région de Klinë, chassé de chez lui par le feu mis aux maisons de son village, qui se joint à une colonne de déportés, avec les siens.

 

Sur le trajet, après un arrêt obligé en raison de combats dans les collines entre les forces serbes et l'UCK, un groupe important d'hommes dont il fait partie est emmené à l'écart : "Nous sommes arrivés dans la forêt le long d'un ruisseau. Là, ils nous ont ordonné de nous aligner et d'enlever tous les vêtements que nous portions en haut. Ensuite, une fois torse nu, nous devions nous accroupir et nous tenir les deux mains croisées derrière la tête. Nous avions la tête face au ruisseau, eux étaient derrière et manifestement fouillaient dans nos vêtements pour y prendre papiers, argent, tout ce qui pouvait les intéresser. Nous avons dû rester ainsi à peu près une heure. Ensuite, ils nous ont sommés de nous rhabiller très vite, si vite que dans la précipitation chacun prenait ce qui lui tombait sous la main dans le tas de vêtements laissé derrière nous. Nous avons dû rester là encore un moment en raison des combats qui persistaient entre l'UCK et les serbes. A la fin, ils nous ont relâchés et nous ont laissé rejoindre la colonne qui nous attendait un peu plus loin. Ils ont gardé une soixantaine d'hommes, pour leur faire creuser des tranchées disaient-ils".

 

Dans un conflit identitaire comme l'est celui qui oppose le régime nationaliste serbe aux albanais du Kosovo, rien ne pouvait mieux signifier cette reconquête d'une identité prétendument menacée que la suppression de celle de l'autre.

 

Le Mémorandum de l'Académie des Sciences avait fourni en 1986 à Milosevic des arguments pour conquérir le pouvoir, en ranimant la flamme nationaliste serbe, autour de son point focal : le Kosovo, véritable sanctuaire médiéval de l'imaginaire grand serbe. En1998, Milosevic consolidait un pouvoir affaibli par les guerres en Croatie et en Bosnie et la dégradation du tissu économique de la Serbie qui en était résultée, en lançant, au nom de la sauvegarde de l'identité nationale menacée, une offensive armée au Kosovo contre l'UCK.

 

Durant l'été 1998, les forces serbes signaient leurs destructions de maisons albanaises, désertées, en peignant des croix orthodoxes ou des inscriptions du type "Ici c'est la Serbie" sur les murs en ruines, ou encore en y accrochant des morceaux de drapeau serbe. Façon de se réapproprier, en y laissant ces traces hautement symboliques, ce territoire, présenté comme le berceau de la nation serbe.

 

"Allez en Albanie rejoindre l'Otan... Donnez nous vos papiers, vous n'en aurez plus besoin... Vous vouliez l'UCK, ensuite l'Otan, maintenant vous aurez l'Albanie .... Vous ne reviendrez jamais au Kosovo" sont les invectives qui accompagnent régulièrement l'expulsion systématique des albanais du Kosovo en ce printemps 1999 et le retrait de leurs papiers d'identité et plaques d'immatriculation.

 

Un pas a été franchi : au delà de la destruction des choses qui s'opère désormais à huis clos, c'est un peuple qu'on ampute de son passé, manière pour Milosevic de régler une fois pour toutes ce conflit d'antériorité sur lequel il a assis son pouvoir. C'est aussi, en cas de retour négocié des albanais du Kosovo dans le cadre d'un futur accord de paix, rendre l'identification des kosavars d'une inextricable difficulté. C'est enfin, par ce moyen, déstabiliser, à coup sûr, toute la région, pour un long moment et ce, quelle que soit l'issue du conflit.

 

Nombreux sont ceux qui racontent aussi comment les forces serbes qui ont fait irruption chez eux ont parfois fait main basse sur tout ce qui ressemblait à des documents administratifs, d'identité, de propriété ou autres. Comme s'il avait fallu détruire tout ce qui constituait la mémoire administrative et la généalogie d'un peuple installé depuis des générations au Kosovo.

 

Quand le huis clos prendra fin et que l'accès au Kosovo sera rendu possible, l'état dans lequel auront été laissées notamment les archives d'Etat Civil tenues par les mairies des diverses communes de la province et celles du cadastre, donnera une idée plus précise de la résolution des forces serbes à anéantir, de façon systématique, la mémoire et l'histoire familiale et patrimoniale d'un peuple.

 

Si cette résolution devait se confirmer, elle poserait à la justice internationale une question inédite jusqu'alors mais d'importance : celle de savoir si cette volonté d'"extermination identitaire" est susceptible d'entrer dans le champ des crimes contre l'humanité, prévus à l'article 5 des statuts du TPI.

 

 

Note :

1. Le 12 mai 1999, le HCR les chiffrait à 427 000 en Albanie, 231 000 en Macédoine, et 64 400 au Monténégro.[Retour]

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VI. Les atteintes à l'intégrité physique

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"Les discours fantasmatiques des stratégies identitaires sont eux aussi sujets à condensation, trop souvent sous la forme de violences, ô combien physiques, qui font partie intégrante de leur imaginaire. Que serait par exemple l'imaginaire "grand serbe" sans les viols, les meurtres, et les destructions de la purification ethnique" [1].

 

1. Persécutions, viols et exécutions sommaires

Les albanais du Kosovo ont eu à souffrir presque dix années durant d'un régime d'apartheid et de violences gratuites, commises à leur endroit par les forces serbes. Depuis mars 1998, ces violences étaient devenues monnaie courante et n'étaient pas le seul fait des combattants les uns vis à vis des autres.

 

Bien au contraire, les civils albanais en étaient les cibles privilégiées et au nom du maintien prétendu de l'ordre public, les autorités policières et judiciaires se complaisaient dans une répression féroce et délibérée, au vu de tous. Tout albanais pouvait être molesté, arrêté, violenté, torturé à mort, exécuté parce que suspecté de soutenir ou d'appartenir à l'UCK.

 

Un jeune homme de Dakovica (Gjakovë) raconte comment, un soir de février 1999, entendant des cris chez des voisins, il se précipite à leur secours. Arrivé sur place, il trouve dans la pièce principale de la maison les corps poignardés d'un vieil homme, de son fils et la femme de celui-ci, d'une jeune fille et d'un jeune garçon âgés d'une vingtaine d'années. Et puis un peu à l'écart, sans vie et plaie sanglante, le corps d'un bébé. "Un vieux monsieur à l'extérieur avait eu le temps de voir les fuyards : une douzaine d'hommes masqués portant l'uniforme bleu marine des forces spéciales. Je connaissais les deux fils aînés de cette famille, ils n'étaient pas là ce jour là. Ils font partie de l'UCK".

 

Parvenus en Macédoine, au Montenegro ou en Albanie, les albanais du Kosovo font le récit des exactions commises par les diverses forces serbes, policières, militaires, paramilitaires et civiles déployées dans tout le Kosovo. Certains ont eu à subir la terreur, l'effroi de la fuite vers la frontière où ils ont pu retrouver, dans le total dénuement dans lequel les a laissés cette expulsion brutale, les leurs. D'autres sont arrivés seuls ou avec seulement une partie des leurs, parfois sains et saufs, seulement épuisés, d'autres blessés ou déjà malades : les autres ont été perdus de vue sur le trajet, ou bien ont disparu, enlevés et mis à l'écart, ou bien encore, sont morts, exécutés.

 

Quelques uns racontent avoir été les témoins directs ou victimes, lors de leur départ de leur village ou sur leur trajet, des coups assenés, sans distinction de sexe ou d'âge, par les forces serbes. D'autres détaillent les circonstances de l'assassinat de certains de leurs parents, compagnons d'exode, abattus pour l'exemple, et surtout pour semer un peu plus de terreur parmi les spectateurs de cette violence débridée. D'autres encore ont vu des cadavres, de femmes, d'enfants, de vieillards, d'hommes, inconnus, abandonnés sur le bord des routes.

 

Une jeune femme âgée de 22 ans, originaire d'un village de la Drenica, réfugiée en Macédoine, révèle dans quelles circonstances deux hommes des forces serbes font irruption dans la maison qu'elle partage avec sa famille. "Ils sont arrivés le 1er mai vers 13 heures, dans une Golf rouge. Le plus âgé était grand, basané, avec le haut du crâne dégarni. Il avait environ 30 ans, les cheveux courts, pas de masque. Le plus jeune n'était pas très grand, il disait avoir 17 ans mais pour moi il en avait 22 ou 25. Il n'avait pas de masque et les cheveux courts. Ils avaient des uniformes verts et des bottes, le plus jeune avait des sandales... Il portaient des armes à feu et des couteaux... Ils nous demandaient où étaient les hommes et notamment mon père...le plus jeune nous a demandé du sucre qu'il a versé dans le réservoir de notre voiture".

 

La jeune femme explique ensuite comment, pendant que le plus jeune des deux hommes tient en respect le reste de la famille (12 personnes) dans une même pièce de la maison, l'autre emmène dans la pièce voisine, sa tante, une femme âgée de 40 ans, mère de cinq enfants qui sont présents dans la maison : "On l'a entendue hurler... Elle est ressortie une demi heure après, elle pleurait et s'essuyait la bouche et les mains avec un chiffon. Ils lui ont pris les 500 DM qu'elle avait dans la poche de son survêtement....

Ensuite, le plus jeune nous a, ma mère et moi, conduites dans la pièce d'où l'autre venait de sortir. Il parlait albanais. Il disait : "je suis de Rahovec". Il a demandé où était mon père. Ma mère a répondu qu'il était en train de travailler... il a alors frappé ma mère avec le manche d'un couteau... il l'a poussée contre un mur et lui a mis le couteau sur la gorge parce qu'elle criait. Ensuite, il l'a mise dehors. Il a sorti son arme automatique et l'a posée sur ma poitrine. Il m'a dit "tu ne cries pas ou je te tue... tu dois savoir où est ton père"... J'étais assise sur le canapé, il était assis près de moi, le couteau sur ma gorge. Il m'a dit "je vais te violer"... Il m'a piqué le couteau sur les genoux en me disant "si tu cries je t'arrache les yeux, tu as 5 minutes pour te déshabiller".... Quand il est revenu, je ne m'étais pas déshabillée... il m'a déshabillée, m'a fait asseoir et m'a dit "Moi aussi j'avais une soeur de 20 ans ; c'est ce que votre armée lui a fait" ... ensuite il m'a pénétrée et quand j'ai commencé à saigner, il a dit "j'ai fait ce que je voulais faire" et m'a ordonné ensuite de me rhabiller".

 

La jeune femme dont le père était caché dans le grenier depuis l'arrivée des deux hommes, ajoute : "Je n'ai rien dit à personne. Lorsque je suis arrivée à X.... j'ai perdu connaissance, mais mon père a tout su de moi car il a tout entendu du grenier. Ma mère sait aussi ce qui m'est arrivé, mais pas les autres... Je dois vous dire que j'ai du mal à supporter le regard de mon père. Et puis quand je vois toutes ces filles du camp qui marchent, la tête haute, j'ai l'impression que tout le monde sait ce qui m'est arrivé... et j'ai peur d'être enceinte".

 

Un homme de la Drenica, parvenu lui aussi en Macédoine, après s'être caché dans les bois, expliquera que dans son village des jeunes filles ont été emmenées le 30 avril lors de l'assaut donné par les forces spéciales et militaires serbes : "J'ai vu qu'ils ont séparé les femmes les plus jeunes... je ne sais pas ce qu'elles sont devenues". Une jeune femme de 25 ans, originaire de la Drenica également, raconte : "Ils nous ont poussés vers Cirez... ce village était vide de ses habitants. Il n'y avait plus que des militaires, puis ensuite on est partis vers Glogoffsc. Sur la route, j'ai vu qu'ils avaient enlevé des filles... c'étaient des gens en voiture qui ne portaient pas de plaque d'immatriculation, ils avaient des cheveux longs, un bandeau noir autour de la tête avec des vêtements différents... Deux hommes sont venus me chercher vers 22 heures, ils m'ont emmenée dans une maison à deux étages. Il y avait deux autres filles qu'ils avaient ramassées sur la route. Quand nous sommes arrivées, il faisait noir... j'ai pleuré et hurlé... je comprends un peu le serbe... dans la voiture ils faisaient des plaisanteries salaces... Ils m'ont demandé où était ma mère, puis ils m'ont ramenée mais les deux autres filles sont restées... Ils sont revenus me chercher un peu plus tard. Il y avait 5 personnes dans cette maison en train de manger. Les deux filles n'étaient pas là puis elles sont entrées avec un homme qui était ivre, il a dit à l'une des deux filles : "donne moi ta main ", il lui a glissé une bague au doigt et a ajouté " ce soir on se marie" ... je ne sais pas ce qu'ils ont fait aux deux filles, à moi ils n'ont rien fait. Ils nous ont ramenées toutes les trois à 4h30 du matin. Celle qui avait la bague au doigt m'a juste dit quand je lui ai demandé si on l'avait touchée, que non, parce qu'elle avait crié. Elle m'a dit qu'ils l'avaient surtout interrogée sur l'UCK. Il y a beaucoup d'autres filles qui ont été emmenées comme ça et ensuite ramenées et à qui, semble t-il, rien n'est arrivé".

 

Une jeune fille âgée de 18 ans, sœur de la précédente ajoute : "J'ai été enlevée par des hommes avec une amie ... ils m'avaient mis une arme sur la poitrine. Je suis montée à l'avant de la voiture, mon amie à l'arrière. Ils nous ont emmenées à Glanassellë où nous sommes restés dans la voiture. Ma copine parlait serbe. Ils m'ont demandé mon âge. Ils ne nous ont pas touchées. Deux autres hommes sont montés, ils avaient la barbe, des boucles d'oreille et un foulard autour de la tête... ils nous ont ramenées dans la colonne de réfugiés... Là ils ont pris d'autres filles et plus tard ils les ont ramenées". Une autre femme encore, toujours de la Drenica raconte : "Les jeunes filles avaient des foulards sur la tête pour faire croire qu'elles étaient mariées ... Beaucoup de filles ont fui dans les bois de peur d'être violées... Les militaires ont pris une fille en disant "l'un de nous va se marier avec elle ce soir "".

 

Il y a sans doute ces "jeux" de certains pour semer la peur et faire parler sur les hommes de l'UCK et puis il y a sans doute aussi, le sentiment du déshonneur et de l'humiliation, et surtout la violence subie, qui prennent tant de place qu'il n'est pas toujours aisé de parler de ce que la tradition et la culture, obligent, ici plus qu'ailleurs, à enfouir.... Avec le temps, la réalité et l'ampleur de ces crimes là, se révélera peut-être.

 

Parmi les toutes premières victimes des exécutions sommaires, l'avocat Bajram Kelmendi et ses deux fils, âgés de 31 et 16 ans. Bajram Kelmendi [2], depuis dix ans, se battait sur tous les fronts, avec un inébranlable courage. Avocat au Barreau de Pristina, il assurait, avec trois ou quatre autres avocats albanais du Kosovo, la défense de ces si nombreux prisonniers politiques. Devenu l'ennemi N° 1 de police et de la magistrature serbes du Kosovo dont il dénonçait les excès et les crimes, notamment quand elles se livraient à ou laissaient impunis des actes de torture délibérée, il se savait peu protégé par une notoriété dont il avait conscience qu'elle n'était pas un bouclier bien consistant, face à l'inhumanité du pouvoir serbe. Début 1999, il était encore celui qui dénonçait les tentatives de manipulations du juge d'instruction Marinkovic dans l'instruction du dossier de Racak. Sa capture et celle de ses fils, puis leur assassinat, dans la nuit du 24 mars 1999, attestent de la préméditation du geste et de la macabre inauguration d'une entreprise meurtrière que celui-ci constitue.

 

On apprendra aussi un peu plus tard, le 8 mai 1999, la mort de Fehmi Agani, vice Président de la Ligue démocratique du Kosovo, dans un commissariat de police à Lipjan, où il était gardé à vue, depuis le 6 mai 1999, après avoir été arrêté alors qu'il rentrait vers Pristina, ayant été refoulé, avec d'autres, à la frontière macédonienne. Infatigable négociateur, il avait été l'un des tous premiers désignés pour tenter de trouver une solution pacifique au conflit. Début mars 1998, il prédisait avec justesse : "Milosevic s'est dit qu'il était temps de régler la question du Kosovo". Il était l'un des membres de la délégation albanaise conviée à Rambouillet.

 

On peut nourrir la crainte que dans les villes ou bourgades du Kosovo, intellectuels, défenseurs des droits de l'Homme, journalistes, hommes politiques ou autres personnes en vue de la communauté albanaise, aient été des cibles privilégiées.

 

Les exécutions "au hasard" sont pratiquées dans les villages pour accélérer le rythme des départs et vaincre la résistance des indécis. A Zhegofc (à mi-chemin entre Lipjan et Gjilan), c’est vers 8 heures du matin que les forces de police encerclent le village et commencent à tirer, sans sommation. Sept personnes, touchées par les balles de l'assaillant serbe, meurent. L'effet est immédiat : les villageois prennent aussitôt la fuite, sans même prendre le temps d'emmener quelque chose avec eux.

De Zhegofc le haut (dont sont originaires ceux dont les déclarations sont recueillies) certains des villageois qui fuient se dirigent vers Zhegofc le Bas. Ils trouvent refuge à Plitkovic, dans les montagnes, chez un Imam. Ils descendent, dès le lendemain, à l’aube, accompagnés de ce dernier, vers Vrelle. Mais le 17 avril, les policiers débusquent les fugitifs et commencent de tirer : trois personnes sont tuées, dont l’imam lui-même.

 

Le 27 mars 1999 à 6 heures 30, le village d'Istog est pris d'assaut par les forces serbes. Celles-ci, après avoir pénétré dans le village se livreront, aux dires d'un témoin oculaire de cette tuerie, à l'exécution de 19 personnes d'une même famille, la famille Imeraj. Des hommes, des femmes, des enfants (le plus jeune d'entre eux n'est âgé que de deux ans), des vieillards (dont le plus âgé a 80 ans) sont ainsi tués ce jour là. Le témoin, parent des victimes, blessé lors de cette opération avec 9 autres personnes, indique avoir reconnu sous l'uniforme militaire des assaillants des civils serbes de la région. Deux témoins entendus au Monténégro racontent avoir, dans la colonne de réfugiés qui se dirigeait vers la frontière monténégrine, le 10 avril 1999, vu un couple d'une trentaine d'années, abattu devant ses enfants. Hormis l'exécution, plusieurs autres personnes auraient été blessées par balle.

 

Le 10 avril à Trojë, au sud-est de Gjilan, à seulement quelques kilomètres de la Serbie, un premier habitant du village est exécuté par un paramilitaire. L'homme, Nasim Rachite, était berger et se bornait ce jour là, à ramener ses bêtes à l'étable. Le même jour, quatre jeunes gens albanais sont abattus entre le village de Pagragje, très proche de Troje, et Llovce. Ils circulaient en tracteur sur la route. Sommés de descendre du tracteur sur lequel ils étaient montés, il sont immédiatement exécutés par leurs assaillants, des paramilitaires venus de la Serbie toute proche. Leurs corps ont été récupérés, le lendemain, par les albanais du village voisin qui les ont enterrés. Toujours ce même 10 avril, un homme est abattu dans le hameau de Llovce. Un peu plus loin, entre Ninatof et Llovce, un instituteur, du nom de Rrahim, et une vieille dame qui l'accompagne sont eux aussi exécutés. Leurs corps, emmenés par les paramilitaires seront retrouvés, carbonisés, un peu plus loin, à l'endroit où ils ont été brûlés.

 

Dans la Drenica, les hommes finalement libérés et parvenus en Macédoine, qui ont été interpellés et emmenés par les forces de police pour être interrogés sur les caches d'armes et l'UCK, expliquent comment certains de leurs compagnons de détention sont devant eux exécutés : "J'ai vu qu'ils avaient pris un homme d'environ 30 ans et ils l'ont tué devant moi après avoir écarté son enfant ... un peu plus tard nous avons été chassés vers Cirez puis Gloggofsc puis à Verboce (Urbofc) - Cf. carte de la Drenica -. On a passé 3 nuits dans la mosquée. Un matin des forces serbes ont encerclé le village et ont emmené des hommes... certains pour se cacher avaient mis des foulards de femmes sur leur tête, mais ils ont parfois été découverts et emmenés.... ensuite on a entendu des coups de feu ... les hommes ne sont jamais revenus". Un autre témoin, présent également à Urbofc lors de l'arrivée des serbes, raconte que des hommes ont voulu se rendre et faire acte d'allégeance aux forces serbes. "Mal leur en a pris, ils ont été immédiatement abattus".

 

L'homme interpellé à Glogoffc, s'il a pu être finalement libéré après une garde à vue particulièrement brutale, indique que d'autres n'ont pas eu cette chance : "D'autres hommes ont été interrogés notamment 25 d'entre nous, parmi lesquels un médecin du nom de Abedin Leku et un autre chez qui le médecin avait trouvé refuge, qui s'appelait Ahmid Topoal et aussi un réfugié du village de Baince qui s'appelait lui Ajriz Ecshani. Aucun d'eux n'a eu la vie sauve. Ils ont tous été exécutés".

 

Ce témoin à l'instar d'autres, présents aujourd'hui en Macédoine, expliquait que dès l'arrivée dans le hangar qui servait de salle de "garde à vue", chacun voyait ses papiers d'identité scrupuleusement examinés. Cette vérification, ajoutée au questionnement insistant sur l'UCK et les caches d'armes, dans une région au surplus célèbre pour être le premier bastion de l'UCK, conforte dans l'idée que ceux finalement exécutés le sont parce que convaincus d'appartenir ou de soutenir ou avoir soutenu l'UCK. Le même comportement de la part des autorités policières prévalait déjà en 1998, de façon sans doute moins systématique et manifeste, vis-à-vis de tous ceux, entendus très largement, sur lesquels pesaient de tels soupçons.

 

Une femme de la région de Mitrovicë, qui porte encore à la lèvre la cicatrice d'une blessure récente, raconte comment, le 29 mars, vers 10 heures, entendant des coups de feu et des cris, elle décide avec son mari, sa belle sœur, le mari de celle-ci et leur fils de quitter en voiture leur village pour se mettre à l'abri : " Cinq cents mètres après la sortie du village sur la route de Mitrovica, près d'un café qui était en feu, sept hommes masqués et armés ont fait signe à mon mari qui conduisait de s'arrêter. Ils nous ont ordonné de descendre de voiture et de lever les mains en l'air. Ils ont pris l'argent que mon mari avait sur lui, environ 800 DM et quelques dinars et ont jeté son portefeuille en contrebas dans la rivière. Un des hommes a commencé à gifler mon mari. Je me suis mise devant lui pour le protéger. Ils m'ont giflée à mon tour et l'un d'eux m'a dit "Bouge pas et tiens toi droite". En tournant légèrement mon regard vers la gauche, j'ai vu que celui qui avait parlé braquait son arme sur moi. Au moment où la balle est partie, j'ai basculé ma tête vers l'arrière. La balle a frôlé et fait éclater ma lèvre supérieure. Je me suis mise à saigner terriblement. Ils ont crié parce que mon mari venait vers moi pour m'aider. Ils lui ont dit de lever les bras en l'air et d'avancer devant eux en descendant le long d'un petit talus.

A un moment, il a tourné la tête vers moi et la balle tirée par l'un des hommes l'a atteint à la tempe. J'ai vu la moitié gauche de sa tête voler en éclats. Ensuite, l'un des hommes s'est saisi de mon beau frère, l'a un peu éloigné et lui a dit de descendre le long du même talus. L'homme l'a braqué et a tiré plusieurs balles, une dans le dos, une dans l'épaule et une dans la tempe quand il a tenté de se retourner lui aussi. Ensuite est venu le tour de mon neveu, il avait 17 ans. Ils l'ont braqué de la même façon et ont tiré une balle dans la tête et une balle dans l'épaule. Pendant quelques minutes je l'ai vu chancelant avant qu'il ne s'effondre. Ils ont tiré aussi sur ma belle sœur dans les jambes quand elle a voulu aller vers son mari mort. Les sept hommes sont ensuite partis et nous ont laissées là, ma belle sœur et moi. Nous avons pris la route de Tavnik où nous sommes allées nous cacher pendant une semaine. Nous avions trop peur pour aller chercher les corps. Ensuite, les serbes ont bombardé ce village que nous avons fui pour aller avec d'autres à Jabor. De là, les serbes nous ont à nouveau chassés et nous avons pris la route de Pejë puis de Morine. Je ne sais pas où est ma belle sœur ".

 

Un jeune garçon de 16 ans, arrivé en Albanie, originaire de la Drenica, bandé à la main et un large pansement sur l'arrière du crâne, explique comment avec une dizaine d'hommes - dont son père et ses cousins - du village qu'il habite, il est emmené, le 12 avril 1999, dans la forêt par des policiers serbes, le visage à découvert : "Ils étaient déjà venus dans le village, précise le jeune garçon, deux semaines plus tôt. Je pourrai les reconnaître même si je ne sais pas leur nom. Une fois dans la forêt, ils nous ont ordonné de nous allonger par terre, face contre terre, les mains derrière la tête. Mon père était allongé à côté de moi. Ils ont littéralement balayé de balles les corps allongés devant eux. J'ai été touché à la main . La balle a traversé ma main et simplement effleuré mon crâne. Je me suis évanoui. Quand je suis revenu à moi, il n'y avait plus de policiers serbes, juste les corps de ceux qui avaient été tués. Mon père et quelques autres avaient dû s'échapper, leurs corps n'étaient pas là. Je suis parti me cacher dans la forêt pendant 4 jours. Au bout de deux jours, j'ai retrouvé des gens dans la forêt qui connaissaient mes parents et mon village. Ils m'ont dit que je pouvais y aller, que les serbes étaient partis. Je suis rentré. J'ai retrouvé ma famille, mon père. On m'a soigné et j'ai dormi deux jours sans arrêt. Quand j'étais dans la forêt je n’ai pas dormi. Deux jours après m'être réveillé les policiers serbes sont revenus dans le village. Ils ont regroupé tout le monde près de l'école. Là, ils ont séparé les hommes des femmes. Moi ils ont dû me prendre pour une fille. A cause de ma blessure à la tête, on m'avait mis un foulard. Ils entraient dans les maisons, les paramilitaires surtout. J'ai reconnu certains d'entre eux, des civils serbes qui habitent le coin. Des types jeunes de 20/30 ans. Il y en a un dont je connais le nom". Femmes et enfants seront dirigés vers la frontière albanaise, les hommes, eux, resteront au village. Nul ne sait ce qui leur est advenu depuis lors.

 

Ces témoignages ne sont pas uniques et, par leur nombre, font penser qu'indépendamment de l'expulsion massive et systématique des albanais du Kosovo, certains en nombre conséquent, subissent un sort parfois funeste dont le détail sera révélé, lui aussi, lorsque le Kosovo sera à nouveau accessible.

 

Ces faits là sous réserve de la confirmation de leur ampleur, qu'en fourniront le recueil d'autres preuves et les investigations, quand elles seront rendues possibles, au Kosovo, sont susceptibles, à tout le moins, d'être qualifiés d'infractions graves aux conventions de Genève de 1949 (article 2 du statut du TPI) en ce qu'ils constituent notamment des homicides intentionnels ou des atteintes graves à l'intégrité physique, commis contre des civils à l'occasion d'un conflit interne, voire, de crimes contre l'humanité, l'article 5 du statut du TPI visant les faits de viol, d'assassinat et de persécutions pour des raisons politiques, religieuses ou raciales.

 

2. Exécutions collectives et massacres

Consécration de la persécution et de la guerre pour anéantir : les massacres. Le huis clos décrété sur le Kosovo par Belgrade, au lendemain des premières frappes de l'Otan en encourageait la commission. Il faut des lieux clos pour que les victimes soient laissées sans la moindre défense, pour que soit favorisé le déchaînement de violence collective qui caractérise tout massacre.

 

Des premiers éléments réunis, tout incite à penser que ces exécutions collectives ont essentiellement eu lieu dans ces places identifiées, depuis le début du conflit en février 1998, comme des bastions de l'UCK. Il n'est pas fortuit que des régions comme celles de Lipjan, de Rahovec ou plus encore de la Drenica aient été le théâtre d'exactions d'une ampleur et d'une gravité particulières. Parce que celles-ci ont été, ou sont encore en mars 99, des places de l'UCK, la population civile albanaise, va devoir, une fois de plus, y payer le "prix fort". Les exécutions collectives qui y sont perpétrées le sont par vengeance pure, inimitié mortelle. Elles ne résultent pas d'initiatives isolées et désordonnées, elles obéissent aux ordres donnés. La propagande, étroitement contrôlée par le pouvoir de Milosevic, et qui joue un rôle majeur dans ce conflit, est là, images de la seconde guerre mondiale et mythologie officielle à l'appui, pour à la fois, véhiculer la peur collective de voir se perdre l'essence de la nation, mais aussi et surtout, pour légitimer la destruction de l'autre et l'encourager.

 

2.1. Exécutions collectives dans la région de Lipjian et de la Drenica

Un homme habitant de Sllovi, situé sur le route entre Lipjan et Giljan, raconte comment, le 15 avril 1999, les forces spéciales et militaires ont pénétré dans la bourgade et dans plusieurs villages, aux alentours, qu'ils ont mis à sac et brûlés. "Puis sont arrivés les paramilitaires, indique le témoin. Celui qui les commandait est un nommé M.T... condamné à 2 ans de prison pour délit de droit commun et ancien chef adjoint de la police de la région. Il est sorti pour prendre le commandement des paramilitaires. La population a commencé à fuir. Ceux qui ont partis sur la gauche ont été arrêtés par M.T... qui était en voiture et armé. Il leur a dit d'aller vers Smallushë " - Cf. Carte de la région de Sllovi -. L'homme explique de quelle façon paramilitaires ("armés de couteaux et d'armes automatiques, coiffés du calot tchetnik, barbus et portant des pantalons gris"), policiers ("cagoulés, en uniforme bleu foncé") et militaires ("en uniforme de l'armée") collaborent : "J'ai vu des Tchetniks demander aux villageois de lever la tête puis des hommes avec des cagoules - ceux qui portaient les uniformes de la police - désigner certaines personnes et ils les exécutaient".

 

Il poursuit : "Le 19 avril,nous sommes allés à Stuka avec un cousin dénommé Sadik. Là,nous avons découvert deux fosses, l'une faisait 6 pas de long, l'autre, 16 pas. Des serbes du village voisin nous avaient dit en passant que les victimes avaient été enterrées là. Nous y sommes allés pour vérifier. Ce même jour, les serbes nous ont proposé de déterrer les corps pour que nous puissions les reconnaître et aller les enterrer au cimetière."

 

Deux autres personnes, originaires de Sllovi, évoquent, lors de leurs entretiens en Macédoine, la présence de grues, utilisées, semble t-il à la fois pour creuser des fosses et pour y jeter des cadavres. Ainsi, un homme qui avait fui Sllovi, lors de l'assaut qui y fut donné le 15 avril, indique y être retourné, avant son départ pour la Macédoine et avoir vu des hauteurs surplombant le village "une grue prendre de la terre et des corps. Il y avait aussi deux camions et deux voitures... on est allé voir et on nous a demandé de reconnaître les corps avant de les enterrer au cimetière".

 

Ces déclarations confortent dans l'idée que ces exécutions sont délibérées, organisées et systématiques à l'égard des hommes de ces régions. La présence de ces pelleteuses utilisées pour creuser les fosses exclut toute idée d'improvisation ou de débordement de violence qui serait le fait de quelques individus isolés. Plus révélateur encore de la véritable planification de ces exactions meurtrières en nombre, est le soin pris à les maquiller : la proposition faite à plusieurs survivants, quelques jours après les exécutions de récupérer dans les fosses où ils ont été précipités, les corps de leurs proches pour aller les enterrer au cimetière du village, démontre le souci des forces serbes de se constituer le moyen de mettre en doute ultérieurement, la réalité des exactions par elles commises et de laisser croire, une fois encore, que les récits des albanais du Kosovo relèvent de l'affabulation.

Une femme de Sllovi explique comment les paramilitaires sont entrés chez elle, ont mis les hommes de côté et ont chassé les femmes et les enfants vers Smallushë. "Il y avait cinq hommes. Trois portaient des masques, deux non. Ils nous ont dit de partir en tracteur mais ils ont gardé les hommes. On les a suppliés de ne pas les tuer. A peine sorties dans la cour, on a entendu des tirs. Quand on est sorties de la maison les hommes étaient tous alignés... ma belle sœur est revenue deux jours plus tard, les corps n'étaient plus là. On les a retrouvés dans la fosse".

 

L'existence de fosses et/ou d'une grue destinée à creuser et emplir la fosse est également signalée par des personnes en provenance de villages de la Drenica, de la région de Gloggofsc : "Un matin, explique un femme, très tôt les forces serbes sont entrées au village et ont pris les hommes, une centaine environ. On a entendu des coups de feu. Je ne sais pas ce qu'ils leur ont fait mais les hommes ne sont jamais revenus... J'ai vu une sorte de grue bulldozer descendre vers le village, je ne sais pas à quoi elle était destinée".

 

Un jeune homme de la Drenica raconte quant à lui : "De l'endroit où je me suis caché j'ai vu arriver une grue bulldozer qui était là pour creuser une tranchée, près de la mosquée à environ 100 mètres. Ils ont amené tout près des hommes et les ont fusillés, par vagues successives. Les corps tombaient dans la tranchée. Ensuite, ils ont jeté de l'essence et ont brûlé les corps. Et puis avec la grue, ils ont jeté de la terre sur les corps et ont refermé la tranchée".

 

2.2. Exécutions collectives dans la région de Rahovec

Du 24 mars 1999 au 4 avril 1999, des événements d'une particulière gravité se sont déroulés dans la région de Rahovec. Des rescapés ont été retrouvés en Albanie et le récit détaillé de ce dont ils ont été victimes et/ou témoins a permis de reconstituer le fil des événements.

 

Les témoins entendus et la présentation des lieux

 

Pour une meilleure compréhension, il est apparu nécessaire de préciser pour chacune des personnes entendues sur ces événements, son lieu d'origine, sa situation de famille, son âge et le cas échéant, sa profession.

 

H1, Hoçà e Vogel, 44 ans, ingénieur, père de famille,

H2, Hoçà e Vogel, 37 ans, mère de famille

C1, Celine, 26 ans, agriculteur, père de famille

C2 [3], Celine, 41 ans,

K1, Krusha e Madhe, manoeuvre, père de famille [4]

K2, Krusha e Madhe, retraité, père de famille

K3, Krusha e Madhe, enseignant, père de famille

K4, Krusha e Madhe, conducteur de travaux, père de famille.

K5, Krusha e Madhe, médecin, père de famille

N1, Nagavc, 30 ans, combattant de l’UCK  

 

Krushe E Madhe, située au point d'intersection de la route principale qui mène de Piran à Gjakove et de la route secondaire qui mène à Rahovec, est distant de 10 kilomètres environ de cette dernière bourgade. La route secondaire qui part de Krusha E Madhe dessert une dizaine de villages, sur une dizaine de kilomètres. De part et d’autre de la route, deux monts culminent à 450 mètres d’altitude. Le relief est escarpé. Les terres sont cultivées. Il y a de nombreuses zones boisées. Des anfractuosités peuvent servir de caches.

 

Depuis l’été 1998, quatre de ces villages ont été vidés de leur population albanaise : Hoca E Madhe, Zoqhist, Opterush et Retij. Ces déplacements de population ont fait suite à une offensive serbe, à la mise à sac et à l’incendie de ces villages. A Retij, plus de 1000 Albanais ont ainsi été déplacés en 1998, et trois maisons seulement sur 140 tiennent encore debout, selon un villageois réfugié, originaire de Krusha e Madhe.

 

L’UCK avait regroupé depuis plusieurs mois environ 800 combattants et leur commandement autour de Retij. Sous l’emprise de l’UCK et avec la présence d’observateurs de l’OSCE, les villageois albanais se sentaient protégés, même si des tirs de snipers atteignaient parfois certains d’entre eux.

 

Selon un témoin (H1) [5], Medin Bytyçi, retraité originaire d’Hoça e Vogel allant chercher du fuel à Rahovec est ainsi tué, en décembre 1998. Jusqu'à ce que les frappes de l'Otan débutent, les serbes n'entraient pas à proprement parler dans ces villages, mais au delà d’une zone limitée, au sud et à l’ouest, par les routes Krusha E Madhe-Rahovec et Piran-Gjakove ; "il y avait des risques d’arrestation" explique un témoin (K3).

 

Le 24 mars 1999, les 24 000 Albanais environ qui vivent dans cette zone - Cf carte de Rahovec -, se répartissent dans six villages ; la population de ceux-ci s’est accrue notablement en 1998, avec l’arrivée des habitants de quatre villages détruits, dont la population a dû fuir. A Krusha e Madhe, on est ainsi passé de 5 500 habitants début 1998 à près de 9 000 en mars 1999.

 

A l’est de cette zone, dans le village de Krusha e Vogel, un témoin (K1) fait état d’un accord entre villageois serbes et albanais, une sorte de pacte d’auto-défense réciproque, en cas d’attaque extérieure. Dans les autres villages, des plans sommaires de repli de la population dans les montagnes étaient prévus.

 

Dans ce contexte local, les frappes de l’Otan ont été le déclencheur des faits criminels commis du 25 mars au matin au 4 avril 1999 qui vont maintenant être décrits. La présence de l’UCK autour des populations civiles dans cette zone a, semble-t-il, particulièrement attisé l’ardeur des forces serbes. Celles-ci ont mis en place, dans la nuit du 24 au 25 mars 1999, des unités d’artillerie sur toutes les routes délimitant la zone.

 

Les populations civiles ont été systématiquement exposées à la terreur, à des assassinats individuels ou collectifs, à des racketts et/ou à une déportation délibérée. A travers les récits recueillis, il est d’ores et déjà possible, dans la région de Krusha E Madhe, d’identifier des groupes de responsables intervenant le plus souvent de concert : paramilitaires, policiers et militaires d’active. Il devient plus difficile en revanche d’imputer les actes à des individus nommément identifiés. Les éléments de preuve susceptibles d’être rapportés à l’avenir par d’autres témoins ou victimes ou par des moyens dont disposent les puissances parties au conflit, permettront sans doute de le faire.

 

Les témoignages des 15 personnes qui ont été entendues - modeste nombre sans doute quand on le rapporte à celui de la population en cause - présentent une remarquable cohérence quant aux événements. Les recoupements opérés attestent de la réalité des faits décrits.

 

Pour ne prendre qu’un exemple, un agriculteur de Céline est témoin de la scène suivante : le 26 mars, dans la montagne, son cousin Sakip Rexhepi originaire du même village, affirme posséder chez lui la somme de 40 000 DM qu’il promet de remettre en échange de la vie sauve pour lui et les siens. Le témoin boucle son récit en affirmant "ne plus avoir jamais revu" son parent reparti à Celine, escorté d’hommes serbes armés et qu’il tient encore aujourd’hui pour "disparu", mais non mort. Trois autres témoins de Celine, rencontrés dans d’autres circonstances, qui disent être retournés ultérieurement au village, affirment "avoir vu trois corps dont celui de Sakip Rexhepi", mais ignorent les modalités de l’assassinat du jeune Sakip.

 

S’agissant des assassinats - individuels ou collectifs - les témoins entendus en ont été les témoins directs. Il est arrivé aussi qu’ils n’ont pu que constater, à travers la reconnaissance des cadavres, la mort de personnes connues et ce, sans pour autant avoir été les témoins oculaires de l’acte meurtrier.

 

Une liste provisoire d’habitants de Krusha E Madhe, morts sous les feux serbes entre le 25 mars et le 2 avril, a été dressée par les survivants originaires du même village : 93 noms et prénoms y figurent - Cf. Liste des Morts de Krusha E Madhe -.

 

Les Bombardements

 

Les opérations militaires et policières serbes contre les villages de la région de Krusha e Madhe sont concomitantes des frappes de l’Otan. Dans la nuit du 24 au 25 mars 1999, certains habitants de Krusha E Madhe entendent des convois militaires circuler sur la route de Prizren, des "tanks, véhicules blindés....". A l’aube, les blindés se positionnent et les tirs commencent sans sommation sur le village de Krushe e Madhe. La même opération est constatée par un habitant de Celine qui affirme avoir entendu un policier serbe, posté sur la route de Prizren à Gjakove, dire : "C’est l’Otan que vous voulez, attendez un peu et vous allez voir" (C1). Un habitant de Hoça E Vogel confirme les tirs dont son village est la cible ce matin là (H1). Les bombardements durent plusieurs heures et même selon un témoin, "crescendo pendant deux jours" (K5). Pour un villageois de Krushe, "il ne restait plus rien des 530 maisons. Seules 40 d’entre elles tiendraient encore debout" (K)

 

Fuite dans la montagne et massacres

 

"Dans l’hypothèse d’une attaque serbe que nous n’excluions pas, il était prévu que les villageois se regroupent dans la montagne, plus précisément dans un lieu-dit Zabeli i Jahes" précise un habitant d’Hoça e Vogel (H1). Les habitants de Celine ne se sont retrouvés dans la montagne à "Pisjak" que plus tard dans la soirée vers 22 heures 30. Dans ce village encerclé, les militaires ont gardé la population durant la journée à disposition pour exiger de l’argent et se sont attachés à séparer les hommes jeunes des autres (C1).

 

"Je suis parti avec 19 personnes dans la montagne dans des vignobles juste après les bombardements du 25 dans la matinée. Nous sommes restés là toute la journée et vers 20 heures, nous sommes partis vers une autre montagne. Les maisons étaient en feu. Là, dans cette montagne, on a dormi jusqu'au matin. Le 26 mars au matin, il y a eu des combats entre, je pense sans en être certain, l'UCK et les Serbes. Après 11 heures, on était entouré de serbes (des militaires avec une bande blanche en brassard). Ils nous ont demandé s'il y avait du monde dans la grotte. J'étais là avec 60 personnes. On est sorti avec le drapeau blanc. Ils ont séparé des familles, les jeunes hommes de 16 à 30 ans. Il y en avait 18. Lorsqu'ils nous ont séparés, ils ont dit aux autres "Allez, vous, partez en Albanie". Il y avait une vingtaine de tireurs. Ils ont couché les hommes par terre et ils ont tiré pendant à peine 10 minutes. Les 18 hommes qui avaient été séparés des autres sont morts devant les femmes et les enfants, et devant moi.

Ils ont tiré sur Zejnullah Hoti (57 ans) parce qu'il portait le qelesche [6]. Ils ont dirigé les tirs vers les femmes et les enfants. Ma petite fille S...., 20 ans, a été blessée. On est partis, on a laissé les corps là. A côté, il y avait des tracteurs qu'ils ont brûlé et nous nous sommes dirigés vers Nagacv." Ce témoin (K2) habitant de Krushe a perdu deux de ses petits fils lors de cette tuerie.

 

Les noms de 15 des 18 personnes tuées à cette occasion sont suivis d’une astérisque dans la liste des morts de Krushe reproduite dans ce rapport.

 

Les récits de tueries par balles ou grenades visant les populations civiles réfugiées dans les montagnes sont nombreux (H1, K3, C2).

 

A Krusha E Madhe, trois autobus emplis de policiers serbes, arrivent vers 16 heures. Un habitant raconte : "Ils ont bu de l’alcool pendant une heure et ont mis le feu aux maisons puis se sont dirigés vers l’endroit en hauteur où la population du village s’était retranchée. Avec ma famille, je me suis dirigé vers Nagavc alors qu’une autre partie des villageois est restée là" (K5).

 

"Les hommes les plus jeunes avaient trouvé une position plus sûre dans la montagne à l’écart des autres, précise un autre témoin (H1). Les Serbes les ont pris en tenaille. J’ai pu me rendre à cet endroit le 26 au matin, une fois l’étau relâché. J’ai vu le corps de Faredin Hoti et son fils qui avait la tête arrachée. J’ai vu 16 autres cadavres dont ceux de Sabri Gashi, 45 ans et Kurtish Kastrati, 25 ans. Nous avons emmené les corps à Nagavc. Je les ai enterrés de mes mains."

 

Les moyens de locomotion (tracteurs principalement) sont détruits par incendie. Le 26 mars au matin, les populations réfugiées sont "prises en tenaille" dans les montagnes. Plusieurs milliers de personnes sont ainsi pris dans une nasse : de 10 à 20 000 selon les témoins (K5, H1). Les familles sont ensuite dirigées vers le village de Nagavc où elles resteront jusqu’au 2 avril.

 

Le sort de ceux restés au village

 

L’accord d’autodéfense réciproque en cas d’attaque extérieure, conclu entre les villageois serbes et albanais du village de Krusha E Vogel "a fait long feu" selon K1. Il est fait état d’un massacre de tous les hommes d’origine albanaise qui s’y trouvaient. La mission réalisée en Albanie n’a pu confirmer ou infirmer ce fait de façon certaine.

 

Toutefois d'une part, l’identité de deux des rescapés a pu être précisée, dont celle de celui qui "a pu s’en sortir avant que les Serbes ne mettent le feu au tas de cadavres qui était au dessus de lui", et qui se trouve actuellement hospitalisé et placé sous la protection du Tribunal pénal international. D'autre part, la localisation en Albanie, des veuves et filles de ce village, accréditent la réalité de ce crime.

 

Les habitants des autres villages qui n'étaient pas partis le 25 mars pour se réfugier dans la montagne, firent l’objet de violences, dès le lendemain, vers 15 heures (K4) : "Les forces serbes nous ont séparés : les femmes et les enfants d'un côté, dans une étable, et les hommes de l'autre. Nous formions un groupe de 54 personnes à l'endroit d'un cimetière de tziganes. Les paramilitaires, environ 14 ou 15 personnes, étaient ivres. Ils chantaient. Un policier serbe avec une kalashnikov ne me paraissait pas du tout approuver le processus en cours. Un "major", les serbes l'appelaient "Monsieur l'officier", a communiqué par radio avec un autre militaire. J'ai entendu distinctement : "Je vais terminer dans 5 minutes avec ceux-là". Je pourrais reconnaître tout ce groupe de militaires si je les revoyais. Nous avons été divisés en trois groupe. Un premier groupe composé en majorité de tziganes (14) a été orienté vers la mosquée.

Le groupe qui restait a été à son tour divisé en deux. Dans un groupe, 19 personnes. Dans le mien, il y avait 18 personnes. Ils nous ont dit d'avancer d'une dizaine de mètres. On les entendait préparer leurs armes. Les tirs ont commencé. J'ai pu m'échapper. Je crois que 17 personnes ont été tuées. Ils m'ont cherché. Lorsque je suis sorti du buisson où je me cachais, j'ai vu les corps des personnes qui composaient mon groupe." Le rescapé fournit la liste des morts qu’il a pu identifier.

 

Un habitant resté caché à Krusha E Madhe (K1) affirme qu’entre "90 et 200 personnes restées à Krusha ont été abattues ce jour-là" [7]. Retiré avec les siens dans la montagne, un villageois originaire de Celine (C1) est revenu à six reprises, la nuit, dans son village, à Celine, "pour chercher à manger, des couvertures car les enfants avaient froid ou de la farine".

 

"La nuit, avec deux cousins à moi, on est retourné au village pour prendre des couvertures pour les enfants qui avaient froid. Un kilomètre nous séparait. Dans une des maisons, il y avait 5 cadavres, l'un avec les yeux ouverts, l'autre les bras en croix, dans une flaque de sang. J’ai reconnnu Isa Medin Rexhepi, environ 57 ans, Dergut Rexhepi, environ 40 ans, il travaillait à l'état civil de Krusha E Madhe ; Naïm Rexhepi, environ 35 ans ; deux autres étaient du village de Bellacerk. Tous blessés par balles (...). On a pris des couvertures et on a rejoint la montagne. Pendant 6 nuits, nous sommes ainsi revenus vers le village pour chercher à manger. (...) La deuxième nuit je suis revenu avec trois autres villageois pour chercher de la farine.

 

En chemin, on a rencontré un garçon qui nous a dit que les serbes avaient tué son père et son frère dans la cour de la maison de son oncle : Ferhat Rexhepi, (24 ans).On a voulu aller voir. En chemin, dans la nuit, nous avons rencontré un autre. On est allé voir dans la cour de la maison de l'oncle, Shani Rexhepi (55 ans). Il y avait 13 corps calcinés et de la fumée. Les corps étaient empilés. Ils n'avaient que des pantalons dont ne restait que le bas. Celui qui faisait partie du même groupe, mais qui s'est caché dans une meule de foin, nous a dit l'identité de certains des hommes assassinés. Il s’agit de : Nasjm Rexhepi (70 ans), Niazi Rexhepi (plus de 60 ans), Shani Rexhepi (60 ans), Muharrem Rexhepi (plus de 60 ans)le fils de ce dernier, Teki Rexhepi (33 ans), journaliste à Rilindja, Dever Rexhepi, Haki Rexhepi, le petit fils de ce dernier, Alba Rexhepi(14 ans) et enfin Betollah - Fetahu. On est retourné dans la montagne. Nous sommes revenus dans le village une autre nuit parce que mon père était resté dans le grenier. Je suis allé chercher mon père et j'ai mis les vaches et les poules en liberté".

 

Concentration et terreur à Nagavc

 

"Avec ma famille, je me suis dirigé vers Nagavc alors qu'une autre partie de la population est restée là. Nous avons passé la nuit du 25 au 26 dans la montagne. La police et l'armée sont entrées dans Nagavc. Toute la nuit, ce village distant de deux kilomètres a été bombardé par l'artillerie, tanks, chars et camions. Le 26 au matin, très tôt, ils ont rassemblé les paysans des villages alentours (Hoça e Vogel, Brestovsk...). Ce groupe nous a rejoint à cet endroit. Nous étions 20 000 personnes. On nous a dit d'aller vers l'Albanie. Nous devions passer par Krusha e Madhe, mais Krusha était en flammes et les serbes nous ont repoussés vers Nagavc. Les 20 000 personnes ont été forcées d'entrer dans les maisons. Nous étions environ 200 par maison. Le 26, Jeton Duraku, 17 ans, a été tué parce qu'il n'avait pas d'argent à donner. Il était 14 heures 30 environ. C'était un policier serbe. Il avait une bière à la main et dans l'autre main, une Kalachnikov. Il a tiré à 2 ou 3 mètres de distance. Il n'est pas mort tout de suite. Les serbes l'ont placé dans la cour de la maison où j'étais. J'ai essayé de le soigner. Il aurait fallu l'opérer. La balle avait perforé l'abdomen et était ressortie de l'autre côté. Au bout d'une heure, il est mort. Les 28 et 29 mars, tout était calme. Les policiers et militaires étaient autour du village. Ils tiraient des balles. Le 30, des groupes de policiers et des paramilitaires sont entrés dans les maisons. Il était environ 11 heures du matin. J’étais dans la cour, je rentrais d'une consultation. J'ai jeté le sac de médicaments que j'avais à la main dans une meule de foin. Le policier ne m'a pas vu. Il m'a demandé de lever les mains en l'air et m'a braqué à bout portant, m'a pris mes papiers. Il m'a obligé d’entrer dans la maison où se trouvait ma famille. J'ai dû donner toutes les valeurs en ma possession (mon portefeuille avec 700 DM) au total, dans cette maison, il a pris un total de 10 000 DM et a pris les bijoux des femmes.

 

C’était un policier ou un paramilitaire (visage maquillé avec un mouchoir autour de la tête, rouge bariolé). Il a tué deux chiens. Les trois autres étaient dans la cour et attendaient. Quand ce groupe est parti, un autre est arrivé. Ils nous ont demandé de sortir. Je suis sorti seul en les informant de la visite précédente. Ils sont partis et ont continué comme çà dans tout le village. Le 31 et le 1er, le calme était relatif. Le village était toujours encerclé. Les tirs se poursuivaient cependant. Les 31 mars et 1er avril, ceux qui ont cherché à partir ont été tués : Fahredin Hoti, gynécologue, environ 47 ans, Kreshnik HotiI, son fils, 14 ans".

 

Le récit de ce médecin de Krusha E Madhe (K5) n’est pas isolé.

 

Les forces serbes après avoir regroupé la population de plusieurs villages réfugiée dans les montagnes, ont dirigé des milliers d’Albanais vers Nagavc. Ces derniers ont vécu dans la promiscuité et la terreur du 26 au 2 avril 1999. D’autres témoins le confirment (K1,K2,K3,K4, H1, H2). Un villageois de Krushe e Madhe estime à 700 000 DM la somme totale extorquée par la violence durant cette période (K1). Les habitants (C1,C2) de Celine, en revanche ne font pas état, pour leur part, d'un séjour forcé à Nagavc.

 

Une population importante a été contrainte de rester à Nagavc, a été "stockée" et gardée en otage dans ce village. Un plan prémédité qui a connu son aboutissement, en pleine nuit, le 2 avril 1999 vers 1 heure 40, parait seul pouvoir expliquer ce regroupement forcé de population albanaise, en un même lieu, à l'initiative des forces serbes.

 

Bombardement aérien du 2 avril à Nagavc - Fuite forcée en pleine nuit vers l’Albanie.

 

Dans la nuit du 2 avril 1999 vers 1 heure 40, les maisons bondées du village de Nagavc sont bombardées : deux ou six explosions selon les témoins (H1, K2). Les témoins affirment que deux avions de l'armée serbe, volant à basse altitude, ont largué les bombes.

 

"On a entendu les avions et les explosions, environ six. On a cru que les maisons allaient s’effondrer tellement les explosions étaient fortes. Les vitres sautaient. On entendait les hurlements des enfants et des femmes. On est tous sortis pour fuir les flammes. On a couru. En chemin, on a vu des corps disloqués. Les frappes ont atteint trois endroits", selon un rescapé (H1).

 

"J’ai vu un gosse de deux ans, le pied arraché (...) Dans une maison 20 femmes et enfants sont morts. Les avions volaient à basse altitude" affirme un autre (K5).

 

Rencontré à l’hôpital militaire de Tirana, un soldat de l’UCK (N1) : "J’étais autour du village de Nagavc avec d’autres membres de l’UCK. J’ai vu deux avions serbes de type "galeb". Ils volaient très bas. Un seul a bombardé. Une seule rafale de bombes en à peine cinq minutes. Après, nous sommes entrés dans le village. Il y avait des corps déchiquetés partout. J’ai perdu 13 personnes de ma famille."

 

"A 4 heures du matin, nous avons laissé les morts et nous sommes partis", explique un autre (H2). Le nombre de victimes de cette exécution collective est inconnu.

 

Les survivants sont ensuite passés par Nagavc, Krusha e Madhe, Krusha e Vogel, Pirane, Landovic, Dushanov, Prizren, Zhur, Vermic pour gagner la frontière avec l'Albanie, à Morina. Les papiers d’identité leur seront dérobés par les autorités policières serbes à la frontière. Ils arriveront enfin à Kukes en Albanie, selon le cas, le 3 ou 4 avril 1999. Sans passer par Nagavc, les albanais de Celine, réfugiés dans la montagne, ont été séparés en deux groupes : "Les hommes ont été conduits en camions bâchés jusqu’à Prizren. Ils sont arrivés à la frontière albanaise puis à Kukès, le 4 avril 1999, vers 15 heures 30, rejoints ensuite par le groupe des femmes et d'enfants vers 21 heures", explique un albanais de Celine, réfugié en Albanie (C1).

 

Notes :

1. Jean François Bayart, L'illusion Identitaire, Fayard, 1996. [Retour]

2. Cf. Entretien avec Bajram Kelmendi, in Rapport FIDH op. cité, N°265, septembre 1998, P. 17-20. [Retour]

3. Groupe familial : le père (41 ans) et deux de ses enfants (écolier de 15 et étudiant de 25 ans) [Retour] .

4. Le témoin se déclare sympathisant de l'UCK [Retour] .

5. Tous les témoins, rescapés de ces événements, seront désignés de la sorte [Retour] .

6. toque blanche portée par les hommes albanais du Kosovo [Retour] .

7. Cf. video des cadavres transmise à la BBC, citée dans US Government "Ethnic cleansing in Kosovo" 29/04/99 p. 9) [Retour] .

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VII. Les responsables

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1. Quiconque a planifié, incité à commettre, ordonné, commis, ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer, ou exécuter un crime visé aux articles 2 à 5 du présent statut est individuellement responsable dudit crime ;

 

2. La qualité officielle d'un accusé soit comme chef d'Etat ou de gouvernement soit comme haut fonctionnaire ne l'exonère pas de sa responsabilité pénale et n'est pas un motif de diminution de la peine ;

 

3. Le fait que l'un quelconque des actes visés aux articles 2 à 5 du présent statut a été commis par un subordonné ne dégage pas son supérieur de sa responsabilité pénale s'il savait ou avait des raisons de savoir que le subordonné s'apprêtait à commettre cet acte ou l'avait fait et que le supérieur n'a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher que ledit acte ne soit commis ou en punir les auteurs ;

 

4. Le fait qu'un accusé a agi en exécution d'un ordre d'un gouvernement ou d'un supérieur ne l'exonère pas de sa responsabilité pénale mais peut être considéré comme un motif de diminution de la peine si le Tribunal international l'estime confirme à la justice".

 

Le champ des responsabilités est largement ouvert par l'article 7 du Statut du TPI. Les points 2, 3 et 4 confortent même dans l'idée de l'attention prépondérante attachée à la responsabilité des décideurs et des ordonnateurs pour lesquels l'immunité n'est plus une arme de défense puisqu'ils sont justiciables de la juridiction internationale, même s'ils sont en exercice, au moment de la commission de faits incriminés.

 

1. Les exécutants

Les albanais du Kosovo qui reconstituent le fil précis de événements dont ils ont été les victimes et témoins, désignent leurs agresseurs comme étant, selon les cas, des membres des forces spéciales, des militaires, des paramilitaires (certains étant pour ce qui concerne ces derniers à même de préciser qu'il s'agit des Tigres d'Arkan, des Aigles blancs de Seselj, ou encore des hommes de Franko Simatovic, dit Frenki) ou encore, des civils serbes.

 

Pour chacun d'eux ils décrivent de façon détaillée l'uniforme dont ils sont vêtus, les armes (armes automatiques ou blanches) qu'ils portent, et sont en mesure pour certains de les identifier.

 

Les militaires sont de façon constante décrits dans leur uniforme vert kaki, avec béret sur la tête. On signale de temps à autre la présence d'un bandeau rouge sur leur manche. Arrivés sur le terrain, récemment, peu d'entre eux sont connus de la population albanaise. Les policiers des forces spéciales, identifiables quand ils appartiennent aux garnisons locales, sont décrits, dans leur uniforme bleu foncé; ils semblent s'être dissimulés la face de temps à autre derrière des cagoules noires mais avoir aussi agi à visage découvert : ainsi, l'épouse de l'avocat Bajram Kelmendi, sera en mesure de décrire très précisément les policiers venus, en pleine nuit le 24 mars, en sa présence, capturer son mari et ses deux fils, retrouvés abattus sur une route près de la capitale, deux jours plus tard.

 

Agissant tantôt masqués ou cagoulés, tantôt, le visage nu, les paramilitaires semblent être pour beaucoup d'entre eux, originaires de la région où ils interviennent. Des personnes expliquent ainsi, qu'à leur grande surprise, des paramilitaires masqués - qu'ils n'étaient donc pas toujours en mesure de reconnaître - les nommait par leur prénom, preuve d'une évidente familiarité, entre l'agresseur et sa ou ses victimes. Plusieurs se réclament des Tigres d'Arkan ou des Aigles Blancs de Seselj. S'agissant de ces derniers ils portent le plus souvent sur leur tenue un insigne à l'effigie de l'aigle blanc. Ceux des miliciens qui ne sont pas masqués, sont en général identifiés comme des civils serbes de la région, voire du village, sans doute engagés volontaires. Nombreux sont les albanais entendus, en mesure de donner le nom ou à défaut le prénom de tel ou tel. L'un des commandants des paramilitaires agissant dans la région de Lipjan est reconnu par plus sieurs témoins qui citent son nom. Selon les indications fournies, il s'agit d'un repris de justice pour délit de droit commun, ex policier de la région, qui aurait été libéré juste avant de reprendre "du service".

 

La description vestimentaire des paramilitaires est précise. Coiffés de couvre chefs variés (chapeau de cow-boy, béret, bandana noué autour de la tête, calot serbe traditionnel ou sajkaca), ils sont souvent signalés comme barbus ou aux cheveux longs, ce qui aux dires de nombreux témoins, les distingue sans difficulté des militaires, chez lesquels la coupe courte est de rigueur et le port de la barbe prohibé. Si certains sont masqués ou cagoulés, d'autres ont grossièrement peint sur leur face, laissée à découvert, des bandes de couleur bleue, noire et/ou blanche. L'habillement varie lui aussi, mais reste globalement à défaut de pouvoir être qualifié d'uniforme, un vêtement de couleur grise ou sombre, noire, ou brune. Il sont enfin armés de couteaux et d'armes automatiques.

 

Les militaires sont désignés avec les représentants des forces spéciales comme les auteurs ou co auteurs des assauts donnés à l'arme lourde et légère (bombardements aériens ou terrestres, tirs au mortier, à la grenade, tirs d'artilleries ..) sur les villages et maisons peuplés de civils albanais, sans défense aucune. Ces assauts sont indiscutablement à l'origine de la destruction des maisons, bureaux, magasins albanais, de l'expulsion massive des populations albanaises et enfin des blessures et morts soufferts par nombre d'entre elles. Les représentants de ces deux corps sont aussi, au regard des déclarations faites par les victimes ou témoins, les auteurs ou ordonnateurs de pillages, dégradations, commis au préjudice des civils albanais et d'extorsion de deniers.

 

A ce titre, il apparaît que tous ceux - quel que soit leur rang dans la hiérarchie du corps auquel ils appartiennent et quel que soit le lieu où ils se trouvaient à la date de la commission des faits - que l'enquête en cours permettra de présumer ou d'identifier comme auteur principal, co-auteur ou complice de ces faits, pour les avoir directement commis, ordonnés, encouragés, préparés, ou avoir incité ou aidé à les commettre, devront faire l'objet de poursuites et être mis en accusation sur le fondement de l'article 18 du Statut du TPI pour répondre des crimes de guerre et contre l'humanité prévus aux articles 2, 3 et 5 du Statut du TPI.

 

Les représentants des forces spéciales, d'une part et les paramilitaires d'autre part sont désignés comme les auteurs d'atteintes diverses à l'intégrité physique des civils albanais consistant notamment en dehors des assauts ci-dessus énoncés :

- en coups et blessures, actes de torture, traitements inhumains, persécutions commis soit lors d'interpellations, de détentions illégales ou encore d'interrogatoires réalisés eux aussi en dehors de tout cadre légal, soit encore à l'occasion de l'expulsion des albanais de leurs habitations, soit le long de leur trajet jusqu'à la frontière ;

- en emprisonnement en dehors de tout cadre légal ;

- en viol ou tentative de viol ;

- en meurtres et/ou assassinats.

Ces faits sont susceptibles d'être qualifiés de crimes contre l'humanité tels qu'ils sont définis et énumérés à l'article 5 du Statut du TPI et exposent de ce fait ceux qui les ont commis, comme auteur, co-auteur ou complice, ou encore ceux qui ont ordonné, encouragé, préparé, incité ou aidé à les commettre à des poursuites et une mise en accusation sur le fondement de l'article 18 du statut du TPI.

 

Devront enfin répondre eux aussi des faits susceptibles de leur être reprochés comme auteur, co-auteur, ou complices et qualifiables de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité, les civils serbes désignés pour avoir commis des vols, destructions, meurtres, pillages de biens privés, assassinat et/ou viol.

 

2. Les décideurs

La responsabilité des dirigeants de la République de Serbie et de la République fédérale de Yougoslavie est manifeste, à plusieurs égards.

 

En premier lieu, le Président actuel de la République Fédérale de Yougoslavie, Slobodan Milosevic, est un acteur de premier plan dans un conflit qu'il n'a cessé depuis 1987, d'attiser pour asseoir son pouvoir et réaliser son idéal d'une Serbie ethniquement purifiée.

 

En dépit de l'autorité indéniable dont il dispose dans la situation actuelle sur les différents corps engagés dans le conflit (armée, forces spéciales, voire paramilitaires) dont il assure, pour l'armée et la police, le commandement suprême, Slobodan Milosevic n'a à ce jour, rien entrepris, ni ordonné pour que les crimes qui se commettent à l'encontre de la population civile albanaise du Kosovo, cessent ou encore pour en prévenir la commission qu'il savait ou sait imminente. En cela déjà, sa responsabilité est patente du fait de son inertie.

 

Mais surtout :

- l'offensive armée lancée au Kosovo fin février 1998 l'a été sur ordre de Milosevic. Celle-ci fut en effet menée par les membres de la Section Anti-Terroriste des forces spéciales. Cette dernière, placée sous le commandement, de Franko Simatovic, constitue la garde rapprochée de Milosevic. Durant la guerre de Bosnie, les hommes de cette section avaient assuré l'entraînement d'un grand nombre de paramilitaires avec lesquels ils s'affichaient ouvertement sur le terrain. Les hommes de Simatovic apparaîtront ultérieurement chaque fois que le pouvoir de Milosevic sera ébranlé: ainsi les voit-on à nouveau à Belgrade pendant les manifestations, fin 1996, puis en Bosnie pour tenter de renverser Biljan Plavsic. Début 1998, ils sont au Kosovo et ne le quitteront plus jusqu'à présent ;

- après la constitution fin mars 1998, d'un gouvernement de coalition en Serbie, rassemblant les socialistes et les radicaux, en tête desquels Seselj, Slobodan Milosevic propose le 2 avril 1998 à Mirko Marjanovic, Milan Milutinovic, Président de la République de Serbie et Dragan Tomic, Président de l'Assemblée Nationale de Serbie, d'organiser un référundum sur la question "Acceptez-vous la participation de la communauté internationale à la résolution de la crise au Kosovo ?". Un Non massif1 sort des urnes le 23 avril et donne à Milosevic un blanc seing officiel pour réaliser son objectif de purification ethnique. Au même moment, les combats font rage dans la l'Ouest du Kosovo: l'arrestation par les forces spéciales serbes d'un grand nombre de combattants de l'UCK, arrivés d'Albanie, s'accompagne de la destruction et du pillage des maisons de la région de Decani dont les habitants fuient par centaines dans les forêts avoisinantes ;

- la chronologie des événements qui suivent atteste de la toujours forte implication de Milosevic dans une entreprise longuement préméditée. Le musellement de plus en plus important des opposants mais surtout des media serbes pour ne maintenir après le 24 mars 1999, que les seuls organes de propagande, totalement inféodés au régime, démontre plus que tout, la volonté de Milosevic d'avoir la haute main sur la politique de répression des civils albanais du Kosovo afin de réaliser leur expulsion, avec le soutien des forces déployées au Kosovo ;

- nombreuses des dispositions contenues dans la résolution 1199, adoptée le 23 septembre 1998 par le Conseil de Sécurité des Nations Unies ont été ouvertement violées par le Président de la République Fédérale de Yougoslavie. Sont notamment actés dans cette résolution, les engagements souscrits par Slobodan Milosevic, le 16 juin 1998 dans une déclaration commune avec le Président de la Fédération de Russie "de résoudre les problèmes existants par des moyens politiques, dans le respect des droits de tous les citoyens et de toutes les communautés ethniques du Kosovo, de ne pas entreprendre d'action répressive à l'encontre de la population civile, de ne pas entraver la liberté de mouvement - et de s'assurer que celle-ci sera préservée- des représentants des Etats étrangers et des organisations internationales, en charge de contrôler la situation au Kosovo ". Force est de constater que ces engagements n'ont pas été tenus et que bien au contraire, Slobodan Milosevic a tout mis en œuvre pour que la répression s'accentue et que soit réalisée la grande et brutale expulsion des albanais du Kosovo ;

- l'envoi massif des troupes de l'Armée Yougoslave au Kosovo, sous le commandement du Général Pavkovic, résulte indiscutablement d'une décision de Slobodan Milosevic, Président du Conseil Suprême de la défense nationale et qui en cette qualité détient en vertu de l'article 44 de la Constitution de RFY, le pouvoir de contrôle sur l'armée ;

- le déploiement des forces spéciales résulte pareillement d'une décision de l'appareil d'Etat, au plus haut niveau et au premier chef, de Slobodan Milosevic. L’ex chef de la police secrète, Jovica Stanisic, dont la responsabilité devra à son niveau de hiérarchie être également retenue assure avec Vladimir Djordevic le commandement et la supervision des forces spéciales au Kosovo. Stanisic, est l'un des plus fidèles alliés et conseillers de Milosevic ;

- enfin l'implication au dernier stade du confit des paramilitaires n'est pas non plus fortuite et réitère la procédure suivie par Milosevic en Bosnie. Les liens étroits noués depuis les guerres de Croatie et de Bosnie entre la police secrète au sein de laquelle on trouve d'une part, le fidèle conseiller et allié de Milosevic, Stanisic, et ses subordonnés dirigés par Franko Simatovic (Franki), d'autre part, les Tigres de Zeljko Raznatovic dit Arkan ou les Aigles Blancs de Vojislav Seselj sont notoires.

 

Ainsi, au delà des exécutants et en application de l'article 7 sur Statut du TPI, devront notamment répondre des crimes de guerre et contre l'humanité commis au Kosovo par les forces serbes, militaires, paramilitaires et spéciales, pour les avoir planifiés, ordonnés ou en avoir incité la commission :

 

* Slobodan Milosevic, Président de la République fédérale de Yougoslavie

* Jovica Stanisic, Conseiller du Président de la république Fédérale de Yougoslavie pour les affaires de sécurité et chef de la police secrète

* Vladimir Djordevic, Chef de la Sûreté de la République de Serbie

* Nebojsa Pavkovic, Général des forces armées déployées au Kosovo

* Streten Lukic, Chef des forces spéciales au Kosovo

* Franki Simatovic, Commandant des unités spéciales déployées au Kosovo

* Zeljko Raznatovic dit Arkan, chef des forces paramilitaires dites Les Tigres

* Vojislav Seselj, Vice Premier Ministre de République de Serbie et chef des Aigles Blancs

 

Note :

1. 95% de NON avec 70% de taux de participation. [retour]

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Conclusion

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Si à l'heure de ce premier bilan des exactions commises par les forces serbes au Kosovo, la diplomatie s'accélère en vue de la recherche d'une solution pacifique, permettant notamment le retour, en toute sécurité, au Kosovo des albanais, qui en ont été expulsés par la force et la violence, telle solution ne saurait induire officiellement ou officieusement, une quelconque immunité au profit de ceux, quels qu'ils soient, qui ont planifié, ordonné, encouragé et commis les crimes de guerre et contre l'humanité, déjà identifiables, au terme de cette première enquête. La signature d'un accord de paix par Slobodan Milosevic ne saurait valoir pour lui et ceux qui sont avec lui responsables des crimes commis, garantie d'impunité.

 

Il est d'ores et déjà établi que l'expulsion des albanais du Kosovo, a été longuement préparée, préméditée et que tous les moyens ont été déployés pour qu'elle soit mise en œuvre, dans les délais les plus brefs. Parce que systématique, massive et préméditée, elle constitue déjà, à elle seule, un crime contre l'humanité, tel que défini à l'article 5 du Statut du TPI.

 

Les crimes qui l'ont accompagnée, qu'il s'agisse, d'exécutions, sommaires et/ou collectives, de viols, de persécutions, de torture ou d'emprisonnement, de destructions, de pillages, paraissent pouvoir être qualifiés soit de crimes de guerre soit de crimes contre l'humanité.

 

Tous les responsables présumés de ces crimes devront être activement recherchés et mis en accusation pour y répondre des faits qui leur sont reprochés devant le Tribunal Pénal International pour l'Ex Yougoslavie.

 

Les civils albanais du Kosovo doivent être restaurés dans leur droits et le premier d'entre eux, est aujourd'hui que toute la vérité soit faite et que justice soit dite sur les crimes dont ils sont les victimes.

 

Les Etats alliés de l'Otan devront pour faciliter la recherche de la vérité fournir au Procureur près le Tribunal Pénal International pour l'Ex Yougoslavie, tous les éléments d'information dont ils disposent tant à propos des faits criminels eux mêmes que de leurs auteurs et ce tout particulièrement, afin de permettre de remonter la chaîne de commandement.

 

C'est par ces efforts communs et cette coopération avec la justice internationale que les pays alliés au sein de l'Otan, qui ont justifié le recours à la force et le lancement des frappes sur la République Fédérale de Yougoslavie, par la nécessité impérieuse de faire cesser la répression de la population civile albanaise au Kosovo par les forces serbes, affirmeront le mieux leur attachement à la paix et à la sécurité internationales, que le Tribunal Pénal International a vocation, par son œuvre de justice, à préserver.

 

Dernière minute :

Le Procureur près le Tribunal pénal international a annoncé, jeudi 27 mai 1999, la mise en accusation de Slobodan Milosevic et de quatre autres responsables politiques au titre de crimes de guerre et contre l’humanité perpétrés au Kosovo par les forces serbes pour en avoir ordonné la commission. Telle décision, capitale pour l’avancée de la justice internationale, ne peut qu’être saluée : elle interdit désormais à Milosevic de négocier quelque immunité que ce soit dans le cadre plus général des pourparlers en cours en vue de la signature d’un accord de paix. Elle manifeste la détermination du TPI de jouer un rôle de premier plan sur l’échiquier international pour le maintien de la sécurité, en poursuivant pour les juger ceux qui ont ordonné, planifié et incité la commission de crimes de guerre et contre l’humanité.

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Postface

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Ce sont des centaines de milliers de kosovars de souche albanaise qui sont arrivés en Macédoine, en Albanie et au Monténégro fuyant la purification ethnique menée par l'armée yougoslave et les milices serbes au Kosovo. Les équipes médicales les ont soignés et, surtout, les ont longuement écoutés. Tous racontent la même histoire faite de violence et de terreur. Tous ressentent la même peur et le même désarroi face à un avenir dont ils ne connaissent plus les contours. Confronté à ces récits de souffrance, désarmé face à la demande de justice de la plupart des réfugiés, Médecins du Monde s’est rapproché de la Fédération internationale des Ligues des droits de l'Homme afin qu'un véritable travail de recueil de témoignages soit effectué. Ce travail, mené en coopération étroite avec les équipes présentes sur le terrain, a pour finalité de contribuer à la reconstitution des faits et à l'établissement des responsabilités. Il est un complément indispensable au travail thérapeutique mené par les médecins sur le terrain.

 

Au Monténégro, en Albanie et en Macédoine, la situation médicale est identique. Les réfugiés présentent certes des problèmes somatiques variés, liés à la fatigue, au froid, à la faim ou à l’interruption de traitement de maladies chroniques ou aux sévices subis. Toutefois, c’est la problématique psychique qui d’évidence domine le tableau médical. Les personnes qui traversent la frontière ou que l’on retrouve dans les camps portent sur leur visage ou présentent dans leurs attitudes les stigmates du traumatisme psychique qui leur a été infligé. Ce que tout le monde devine implicitement, il appartient aux équipes psychiatriques de l’identifier, de donner les clés, afin de pouvoir nommer l’innommable, de permettre aux victimes de verbaliser la violence qu’elles ont subie et d’engager le travail thérapeutique.

 

Les Kosovars réfugiés ont du quitter leur habitation en quelques minutes, sous la contrainte, en abandonnant tout, et n’en emportant au mieux que quelques effets personnels. Souvent, ils ont été rançonnés, ont vu leur maison pillée, incendiée. Dans de nombreux cas, ils ont reçu des coups, ont été victimes de menaces. Les familles ont été séparées, les hommes emmenés. Plus grave encore, les rescapés ont été témoins de massacres, ont vu des exécutions de masse, des charniers. Puis leur exode a commencé, à pied, en

 

tracteur, dans la forêt, ils ont eu froid, ils ont eu faim, leurs papiers leur ont été retirés, ils ont traversé d’autres villages désertés, ils ont été parqués, chassés, ramenés, entassés dans des trains, sans comprendre le dessein de leurs bourreaux. Aux frontières, ils ont été arrêtés par les Serbes. Les Macédoniens les ont repoussés, et quand ils sont passés, ceux qui n’ont pas pu trouver asile dans des familles albanaises du pays d’accueil se sont retrouvés dans des camps. Là, ils ont connu le froid, les pénuries, le manque d’hygiène, la promiscuité, le désarroi de ne rien connaître de leur avenir, du sort réservé à d’autres membres de leur famille, le désespoir d’avoir tout perdu.

 

Tous ces événements constituent un traumatisme psychique d’autant plus grave qu’il est collectif, qu’il est du à une volonté de nuire et qu’il touche une population civile avec des femmes, des enfants, des personnes âgées hors d’état de se défendre. On rencontre des réfugiés en larmes, au visage fermé et douloureux. Les enfants, qui ont tout vu sans toujours tout comprendre s’accrochent à leurs parents, sursautent au moindre bruit. Dans les camps, beaucoup souffrent d’énurésie et de troubles du sommeil. Que dire des femmes qui face à l'innomable de ce qu'elles ont subies se réfugient dans le silence pour ne pas, en plus, être rejetées. La peur est partout présente, palpable…

 

Le traumatisme psychique n’est pas une maladie. Il est une réaction "normale" à des événements anormaux. Le rôle des psychiatres dans cette situation consiste à se trouver auprès des personnes aussitôt que possible et à les aider à narrer les circonstances des exactions qu'elles ont subies ou dont elles ont été témoins. Le phénomène d’abréaction, de verbalisation le plus immédiat possible, permet de mettre en paroles le trauma et d’éviter qu’il ne s’installe et ne s’enkyste dans le psychisme du sujet. Lorsque cela n’a pas pu se faire, soit que le sujet n’ait pas la possibilité d’exprimer son vécu, soit qu’il n’ait personne à qui le transmettre, il n’est pas rare que se manifeste, après une période de latence, les symptômes de la névrose traumatique. La vie du sujet qui en est porteur se transforme alors en un effroi permanent : l’anxiété est constante, les scènes traumatiques resurgissent et s’imposent au sujet parfois plusieurs fois par jour ; le sommeil ne protège plus l’appareil psychique car des cauchemars répétés, concernant le trauma le troublent en permanence. Le sujet est comme détaché de la réalité et présente des troubles du caractère et de l’affectivité. Ces troubles sont alors chroniques et peuvent invalider la personne qui en est porteuse, sa vie durant, comme une blessure invisible mais indélébile. On voit l’urgence qu’il y a à traiter les conséquences psychologiques du traumatisme psychique qui peut induire des blessures bien supérieures et plus durables que bien des plaies corporelles.

 

Il est nécessaire au soin d’avoir en perspective l’identification du responsable des violences subies, car la réparation appartient au travail thérapeutique. Elle exige la reconnaissance du dommage subi, qui passe par la dénonciation du coupable et son jugement. Dans sa relation avec la victime, le médecin établit un lien étroit entre l'impunité dont bénéficient les agresseurs et les maux dont elle se plaint : troubles psychotiques aigus, insomnies, cauchemars, état d'angoisse, prostration, hypersensibilité et finalement impossibilité de se représenter l'avenir, incapacité à vivre normalement… Le médecin, tout en reconnaissant la situation de victime du patient, est dans l'impossibilité de guérir ses symptômes, il est dans une impasse. Il établit un diagnostic dont une partie de la thérapeutique lui échappe puisqu'elle appartient à la justice.

 

Comme dans bien d'autres cas, face à l'ampleur des violences subies par les kosovars, "l'alliance" entre le médecin et le juriste prend toute sa force et sa pertinence. Elle permet de donner à la parole du patient, de la victime une dimension thérapeutique et judiciaire. Pouvoir parler, c'est tout d'abord contribuer à sa propre guérison, au rétablissement de sa dignité, c'est aussi contribuer à la constitution d'une mémoire individuelle, familiale et collective. C'est aussi et surtout participer à l'identification des responsables, rendre leur poursuite et leur jugement possible. Acteurs humanitaires, notre présence sur le terrain, notre travail d'assistance médicale prend tout son sens face à de telles situations, lorsque nous contribuons à rétablir une personne, un peuple dans son intégrité physique et morale et dans sa dignité. Le travail d'établissement des faits, des responsabilités est un corollaire indispensable au travail médical.

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